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Libération
Récit

«Martin», une vie à double fond

Dans un texte court et dense, Bertrand Schefer évoque le destin brisé d’un ami d’enfance dont le souvenir le hante.

Tirage issu de la série «Half Life», 2010. (Photo Michael Ackerman. Agence VU)
Publié le 06/01/2016 à 17h51

Tous les récits pourraient s'appeler Mon Combat, comme l'autobiographie torrentielle du Norvégien Karl Ove Knausgaard, dont le troisième tome, Jeune Homme, paraît chez Denoël le 14 janvier. Mais les combats personnels et vitaux, dans la littérature française, quand ils sont livrés par un écrivain comme Bertrand Schefer, engagent le maximum d'émotions dans le minimum de pages. Le temps passe à toute vitesse, d'ailleurs il est déjà passé. Dans Martin, à la fin d'une première partie grosse comme le poing, le narrateur compte sur ses doigts les décennies «qui défilent».

Hôpital psychiatrique. Ils étaient deux amis, Martin et lui. A partir de «1975 ou 1976», la première année d'école maternelle, jusqu'au bac, ils sont dans la même classe. Comme l'un, Martin, est fils unique, tandis que l'autre a un frère plus grand, et comme ils habitent dans la même rue, l'un au 8, l'autre au 10, ce n'est rien de dire qu'ils vivent ensemble. Ils ne se quittent pas. Un mot, quand même, sur cette rue : il s'agit de la rue de Buci, en plein Quartier latin. Dans ces années-là, ce n'est pas le luxe garanti, puisque la famille de Martin vit dans une seule pièce - Serge et Marianne, les parents, génération Mai-68, et lui, leur fils. Mais l'adresse est en soi pétrie de romanesque et de références. Au 10, l'adresse du narrateur, il y a une chambre de bonne en plus de l'appartement. C'est une chambre que Théodore de Banville - qui habitait là avant de déménager rue de l'Eperon, toute proche - a passée à Arthur Rimbaud. Le narrateur y a vécu, puis, à son tour, il a laissé la place à Martin. Il n'est pas Banville, mais il appartient, via le cinéma - deux films, au cœur du livre, ont pour sujet le destin de Martin - au monde artistique. Martin n'est pas Rimbaud, mais lui aussi va disparaître, et sans doute a-t-il été génial, comme parfois les adolescents. «Il n'écrit pas. Sa vie n'est pas une œuvre, seulement un long, un interminable désœuvrement inconscient.» A ce moment-là, nous savons que Martin est psychiquement très atteint, qu'il n'a trouvé sa place nulle part, ni chez sa mère quand elle devient veuve, ni dans un hôpital psychiatrique parce qu'il ne veut pas être enfermé. Martin est devenu SDF.

Ajoutons ceci : «Martin est l'arrière-petit-fils d'un grand écrivain français. La ressemblance entre eux, sur les photos, est frappante. Même regard, même front, même bouche. C'est une figure tutélaire qui plane autour de lui.» Bertrand Schefer ne l'explicite pas, mais cet environnement appartient au livre. Une partie de l'étonnante profondeur de champ du texte - très court, maîtrisé et pourtant mystérieusement inquiétant - vient de cet héritage indirect, de cet air qui ne se respire qu'à Paris.

Mouvements contraires. Martin raconte l'histoire d'un fantôme. Pas pour s'intéresser à lui, car la psychologie n'a pas de prise, mais pour s'en défaire. Le narrateur s'accroche à Martin absent, avec ce que la métaphore implique : en découdre, mais aussi rester prisonnier de qui vous tire en arrière. Il a peur d'être l'autre, tout en choisissant pourtant de le représenter, voire de le remplacer à l'enterrement de son père. Au début, ils forment un «nous» actif. De «nous jouons» à «nous abusons», la jeunesse a lieu, s'achève. Ils se ressemblent. Puis leurs mouvements sont contraires. Le narrateur veut se fixer, Martin dérive. Martin est arrêté dans une immobilité mortifère, le narrateur parvient à s'arracher à l'échec, à la hantise du double, à progresser. Il réussit. Martin est une réussite.