Richard Flanagan, avant qu'il remporte le Man Booker Prize en 2014, était un bon écrivain australien, très estimé, mais pas encore repéré par un vaste public. En France, pendant quinze ans, Flammarion puis Belfond ont œuvré à sa reconnaissance progressive et néanmoins limitée, avec de beaux livres, A contre-courant, Dispersés par le vent, ou encore Désirer. Flanagan est toujours un bon écrivain, mais le voici grimpé sur le podium : la prestigieuse récompense a déclenché autour de lui un battage fracassant, géré par l'agent des stars, Andrew Wylie. C'est que la Route étroite vers le Nord lointain a l'envergure d'une superproduction internationale.
Le titre est un vers du poète japonais Basho, qu'on traduit parfois par «la Sente étroite du Bout-du-monde». L'explication nous est donnée au milieu du livre, pendant la guerre, au cours d'une scène située dans le camp de prisonniers japonais dirigé au Siam (l'ancien nom de la Thaïlande) par le major Nakamura. Nakamura parle poésie traditionnelle avec un visiteur inquiétant, un colonel qui pratique la décapitation comme d'autres se shootent aux sports extrêmes. Le major, lui, oublie ses misères, les tiques qui le rongent, son mauvais sommeil, sa mission impossible, en alternant alcool et Philopon, les amphétamines fournies par l'armée. Ironie de Flanagan, qui n'a rien d'un romancier naïf : «Ils se récitèrent plusieurs de leurs haïkus préférés et furent profondément émus, moins par la poésie que par leur sensibilité à la poésie ; moins par le génie de tel ou tel poème que par leur capacité à le comprendre […].» Les deux officiers reconnaissent dans l'art poétique «la part la plus noble d'eux-mêmes et de l'âme japonaise - cette âme japonaise qui bientôt voyagerait quotidiennement sur leur voie ferrée jusqu'en Birmanie, puis de la Birmanie vers l'Inde, et qui, de là, pourrait conquérir le monde.»
La Route étroite vers le Nord lointain est l'histoire de «la Ligne», la voie de chemin de fer construite à travers la jungle par une gigantesque population de gueux, les prisonniers, parmi lesquels 9 000 Australiens. La famine, les mauvais traitements, le choléra, le béribéri, le matériel dérisoire - des machettes contre les tecks géants -, tel est le lot de cette main-d'œuvre méprisée et considérée comme du matériel. Plus tard, on parlerait de «la voie ferrée de la mort», car elle fut construite sur les cadavres de peut-être 200 000 déportés. Le père de Richard Flanagan, mort centenaire pendant que son fils terminait la Route étroite, a été de ces prisonniers taillables et corvéables à merci, à moitié nus, battus sans relâche.
Créature sublime
Parmi eux, Dorrigo Evans et ses hommes. Ils arrivent début 1943, et s'enfoncent dans le cauchemar. Mais le roman ne demeure pas continûment dans la boue et le sang. Comme à son habitude, Richard Flanagan procède par bifurcations, allers et retours dans le temps et l'espace, montage de points de vue. On dirait, dans les trente premières pages, qu'il vole, Tarzan de la prose, de phrase en phrase. Dorrigo Evans est né en Tasmanie, comme l'auteur (l'un en 1914, l'autre en 1961), le ciel est très bleu, la chaleur va régner pendant toute la partie du récit située avant la guerre. Dorrigo, des décennies plus tard, se souvient. Il a 77 ans. Il est devenu une icône, un chirurgien réputé, riche, un héros de la Seconde Guerre mondiale, mais la vie ne s'est pas annoncée sous ces couleurs. Il est le fils de gens modestes, qui s'arrache à son milieu pour faire des études de médecine. Il est promis à un bel avenir, et à la fille, assez belle aussi, d'un avocat de Melbourne. Juste avant d'être envoyé au front, déjà soldat, il tombe en arrêt, dans une librairie où il achète l'Enéide, devant une créature sublime. Regard bleu, camélia rouge, son amour s'appelle Amy. Premier tour du destin, mécanisme que le romancier se fera un plaisir d'actionner jusqu'à la fin : c'est la femme de son oncle, le brave hôtelier du King of Cornwall.
En vérité, Dorrigo Evans est entièrement le jouet des circonstances. Il ne croit pas à la vertu (et même, il s'en méfie) ni au courage : «Il avait simplement mieux réussi à vivre qu'à mourir, et il ne restait plus grand monde à pouvoir parler au nom des anciens prisonniers de guerre.» Il faut bien témoigner, il obtempère. La passion d'Amy - qui permet de faire ressortir et ressentir l'abomination de la vie dans le camp - est assez puissante pour animer deux cœurs. La patience de l'épouse aussi. Une fois à la tête de ses hommes, il se laisse porter : «On aurait dit qu'au lieu de les commander par l'exemple, c'étaient eux qui le commandaient par leur adulation.» Dorrigo Evans est un héros comme on n'en rencontre plus souvent, si bien arrimé à l'architecture du roman qui le porte qu'on s'incline devant la vision de l'auteur.
Que nous dit Richard Flanagan dans la Route étroite vers le Nord lointain ? La foi qui fait bouger les soldats. Les Japonais croient à la force de leur caractère. Les prisonniers anglais usent du même vocabulaire. En bas de l'échelle, un Coréen, attendant d'être pendu après la guerre, se souvient des Australiens, individus encore plus bas que lui, et constate leur détermination. Flanagan nous montre un cœur en hiver. Il nous dit surtout, d'emblée : «Plus tard, nul ne s'en souviendra vraiment. A l'image des plus grands crimes, ce sera comme si rien ne s'était passé. Les épreuves, les morts, le chagrin, l'inutilité abjecte et pathétique des immenses souffrances de tant d'hommes.»
Œuf de cane
Dorrigo Evans, et 300 autres, assistent, passifs, au massacre de l'un d'entre eux par les gardiens japonais : «L'espace d'un instant, il crut saisir la nature d'un monde terrifiant où il serait impossible d'échapper à l'horreur, où la violence serait éternelle, la seule et unique vérité, plus grande que les civilisations qu'elle créait, plus grande que tout dieu idolâtré par l'homme, car c'était elle le véritable dieu.» Le jeune prisonnier s'appelle Darky Gardiner. Il chante tout le temps. Il sait faire durer la boule de riz de son déjeuner, mais il peut aussi partager un œuf de cane, ou faire des blagues. Il lui manque une semelle, et comme il n'a pas des pieds d'agriculteur ou d'aborigène - c'est un docker de Hobart -, le drame survient. Mais il préfère penser qu'il a encore sa chaussure. Et raconter des dîners mirifiques au restaurant grec du vieux Nikitaris, où les poissons tournent en rond dans l'aquarium. On n'en a pas fini avec Darky Gardiner, ne comptez pas qu'on vous dise pourquoi. On aimerait citer aussi Jimmy Bigelow et son clairon, Tiny Middleton, au corps resté longtemps magnifique, Jack Rainbow au moignon gangrené, sur lequel Dorrigo Evans tente une ultime intervention avec une scie à découper la viande. Dorrigo Evans est capable de traverser les flammes pour sauver sa femme et ses enfants. Il ne sait même pas pourquoi. Nous, oui. C'est simplement pour le très vif, et égoïste, plaisir du lecteur.