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Libération
Critique

L’illettré et le néant

Léo à la conquête du langage, par Cécile Ladjali.
publié le 15 janvier 2016 à 19h21

Léo, plein de grâce, a 20 ans, «l'érotisme intrinsèque de celui qui ignore qu'il est beau», des boucles brunes, «deux pupilles vertes qui aimantent les filles, lesquelles s'imaginent des choses dont lui-même n'a pas idée». Plus d'une rêve de toucher ce «prince vierge». S'il n'était pas aussi inatteignable malgré lui, s'il saisissait les signes qui lui sont adressés, lui qui parfois déchiffre si finement le monde, alors Léo comprendrait qu'il est le contraire d'une «calamité vivante». Le nouveau roman de Cécile Ladjali a pour héros un illettré, qui souffre d'un handicap auxquels sont consacrés des articles, des documentaires, mais pas de romans. L'auteur crée un héros au sens plein, avec pour bagages ce corps et cette beauté qui ne passent jamais inaperçus, des projets, des initiatives courageuses et de funestes renoncements. De cela naît une dramaturgie qui tient et surprend le lecteur : bien malin qui peut prédire le dernier mot de cette histoire.

Enfant, Léo réussit à passer d’une classe à l’autre jusqu’en sixième, trompant son monde en déclamant des textes qu’il connaît par cœur pour en avoir écouté en boucle les enregistrements. A 13 ans, Léo quitte l’école. A 16 ans, il est embauché dans une imprimerie - un comble. Il y conduit des machines et il perd deux doigts, qu’on lui ampute après un accident. Terminons-en avec la biographie chaotique de Léo en remontant à la source : ses parents qui vivaient dans un mobil-home se volatilisent lorsqu’il a 6 ans. Léo est ensuite élevé par sa grand-mère analphabète. Cécile Ladjali relie l’enterrement du désir et du plaisir d’apprendre au manque affectif : l’abandon des parents est le petit bois à partir duquel s’enflamme l’illettrisme. Puis la société prend le relais et consolide cette ignorance en isolant Léo, en l’humiliant quand il tente de s’instruire, si bien qu’il se décourage.

Cécile Ladjali invente la scène intérieure d'un jeune homme coupé des autres socialement et affectivement. Mais elle ne s'installe pas dans cet intérieur comme si elle était chez elle ; elle y entre à petits pas, sans parler à la place de Léo ; elle conserve la troisième personne du singulier et préserve ainsi des mystères. Les non-dits suggèrent le contraste qui tourneboule Léo entre le vide (la quasi-impossibilité de lire, écrire, compter) et le plein : une grande intelligence et un sentiment amoureux. L'élue est Sibylle, une voisine qui brûle de désir pour lui, lui qui craint de ne pas savoir la toucher. Dans une très belle prose poétique, Ladjali imagine comment fait l'amour un homme si peu disert. Léo est le contraire d'une brute et les femmes voient en lui la puissance incarnée. Mais selon lui, «le monde se compose de deux catégories d'individus : il y a ceux au clair avec les signes - sachant faire l'amour aussi - et ceux en dehors du langage et du cœur des femmes.» Donc entre Sibylle et lui, ce n'est pas gagné, d'autant que Léo n'est tranquille qu'en compagnie des morts, auxquels il parle, dans les cimetières.