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Libération

Sermon d’Hippocrate

JB v. 0178 FK v.2143 FOC-Wash Rehab-Room 3461 (Photo GlassHouse. Plainpicture)
par Roman Hossein Khonsari, Chirurgien maxillo-facial à l’hôpital Necker
publié le 15 janvier 2016 à 17h31

«Pourquoi mêler deux choses qui sont distinctes l'une de l'autre. La vie existe et la mort n'existe pas», dit Kirilov, l'ingénieur nihiliste et suicidaire des Possédés de Dostoïevski. Dans son premier livre traduit en français, le chirurgien américain Atul Gawande rappelle avec courage que son identité de médecin se fonde sur la lutte contre la mort, mais regrette que la médecine qu'il pratique se soit construite autour de la négation de cette mort, dans l'ignorance de ses lois. Si les médecins veulent soigner les malades, développe Gawande, et non pas seulement les traiter, cette négation est une impasse. Il y a quatre siècles, Montaigne écrivait : «Mourir de vieillesse, c'est une mort rare, singulière et extraordinaire.» Aujourd'hui, la situation est inverse : nous sommes, nous serons, presque tous vieux et nous aurons le temps de penser à notre mort, de la sentir approcher.

La médecine, qui a permis ce changement, est-elle préparée à sa conséquence ultime ? Notre existence est une série de crises auxquelles la médecine apporte, aussi longtemps que possible, des solutions brèves et temporaires. Mais que faire lorsque la progression de la maladie déshabille le médecin de son pouvoir et force le malade dans des choix qu'il refuse ? Gawande raconte des histoires de vies finissantes pour montrer que la médecine peut accepter la mort mais refuser l'échec de déclins inéluctables. Les situations les plus difficiles, explique Gawande, viennent de l'ignorance de désirs pourtant simples du patient condamné. Un professeur émérite de psychologie à l'université de Stanford, souffrant d'une tumeur incurable de la moelle épinière, répond, quand on lui demande jusqu'où pousser les soins : «Eh bien, si je suis encore capable de manger une glace au chocolat et regarder le foot à la télé, alors je veux rester en vie.»

Pour l’entourage du malade, la mort est paradoxalement une grande expérience de vie qui favorise les nobles élans, mais le malheureux concerné par l’affaire se voit rarement en martyr : on ne meurt qu’une fois. Gawande alerte : les désirs ignorés du mourant sont trop souvent balayés par des traitements délétères qui assèchent son bien-être restant pour éponger, sans mauvaise intention, le mal-être de ses proches et de ses soignants. Gawande, dont la famille paternelle vient d’un village rural de l’Inde, rappelle que nous avons la chance de vivre dans un monde occidental qui a misé beaucoup d’argent dans la loterie de l’espoir. Nous dépensons des millions pour que tout malade puisse demander une troisième, une quatrième ligne de chimiothérapie, une dernière intervention chirurgicale, une ultime hospitalisation en réanimation, même si les chances de réussite sont minimes, et même si personne n’est d’accord sur ce que signifie cette réussite. C’est une chose fondamentale que la lutte soit possible jusqu’au bout, pour tous. Pourtant, ce que Gawande nous prédit est que la médecine de l’avenir, qui sera celle de la vieillesse, devra construire les liens entre soin et bien-être et surtout accepter le choix de la mort.