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Pourquoi ça marche

La bonne affaire du Moi : Jean d’Ormesson avec son meilleur souvenir

L’alerte académicien de 90 ans, à Paris, en juin 2014. (Photo Lea Crespi)
Publié le 22/01/2016 à 17h11

Après avoir emprunté les deux premiers vers d'un poème d'Aragon pour titrer C'est une chose étrange à la fin que le monde et Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit, Jean d'Ormesson choisit la chute du quatrain pour le volume de souvenirs qu'il donne cette fois à Gallimard, et non plus à Robert Laffont : Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. La forme choisie est celle d'un entretien : l'auteur, «Moi», se présente au tribunal de son autre «Moi», son «Sur-Moi». C'est un dialogue entre MOI et MOI.

1- Le procureur connaît-il bien le dossier?

Le «Sur-Moi» de Jean d'Ormesson est assez peu freudien. Il remplit plutôt le rôle de l'interlocuteur grossier que chacun porte en soi, prompt à vous traiter d'imbécile. Il permet à l'Académicien préféré des Français de se traiter de tous les noms, sur un mode carnavalesque. Cruauté bien ordonnée commence par soi-même. «Toujours snob, hein, toujours mondain ?» Ou : «En tentant de vous faire passer pour une bulle de champagne, vous essayez de vous attirer l'indulgence du tribunal […]». Ce procès pour rire - mais on ne rit pas quand l'auteur parle de son père - autorise des aveux : «J'ai écrit des livres plutôt longs et jamais assez ennuyeux pour combattre cet élan vers la légèreté et vers l'indifférence.» Les lecteurs fidèles de Jean d'Ormesson, curieusement, semblent reconnaissants de l'effort fourni au lieu de le déplorer. Une fois de plus, une volonté de sérieux gâte un peu le plaisir qu'on prend à cette conversation brillante. Chaque nom d'écrivain est assorti de ses œuvres principales. Saint-Fargeau, le château familial naguère vendu, est décrit en détail, par deux fois. La première, il a «les ardoises d'un toit qui s'étend sur un hectare et demi», la seconde évoque «ses toits d'ardoises qui couvraient à eux seuls un peu moins d'un hectare». Nous ne saurions trancher. Pour le reste, Monsieur s'amuse et le lecteur aussi, tant l'ouvrage est riche de souvenirs d'enfance, d'anecdotes, de portraits et de traits d'esprit.

2- L’auteur a-t-il du cœur ?

Il y a une grande pudeur dans les confessions de Jean d'Ormesson. Il ne met pas en avant ses qualités. En revanche, semblable en cela à Françoise Sagan, qui fut éditée comme lui à ses débuts par René Julliard (l'auteur de Bonjour tristesse avec plus de succès), sa capacité d'admiration l'emporte. Le normalien, condisciple de Claude Lefort, ami de Pontalis, dresse la liste de ses maîtres, de Jean Hyppolite à Roger Caillois. «J'ai beaucoup aimé» est sa formule. Il a «beaucoup aimé» la Bavière, Jean-Paul Aron, Jean Laplanche, Jeanne Hersch, la Croatie, s'amuser, Yachar Kemal, s'entretenir avec ses collègues de l'Académie, François Nourissier, les arbres, les chats, l'eau, le matin. Et les femmes, même si «les jambes interminables qui descendaient jusqu'au sol» n'est pas un modèle de description.

3- Le fiel coule-t-il un peu ?

Jean d'Ormesson se venge de Bernard Frank, qui ne le ménageait pas : «Je ne sais pas si son nom dit encore quelque chose aux jeunes gens d'aujourd'hui.» Quant à François Mitterrand, qui le convoque deux heures avant de quitter l'Elysée, l'ancien directeur du Figaro rapporte la phrase qui tue, au sujet de l'embarrassante amitié du président pour Bousquet, qui faisait désordre : «Vous reconnaissez-là, Monsieur d'Ormesson, l'influence puissante et nocive du lobby juif en France.»