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Libération

Sibylle Grimbert et la pizza misteriosa

Publié le 22/01/2016 à 17h11

Dans Astérix et les Goths, dès que les Gaulois fournissent de la potion magique à Téléféric, emprisonné afin qu'il puisse se venger de son rival, le chef enragé fait exploser ses chaînes et Astérix commente la nouvelle situation : «Il est déchaîné !» Quelques vignettes plus tard, Obélix comprend enfin la blague et va, la répétant à son tour, trop fier d'en avoir saisi toute la finesse.

Il faut aussi un peu de temps au lecteur d'Avant les singes pour bien mesurer où le même adjectif l'entraîne. Comme souvent chez Sibylle Grimbert, née en 1967 et dont c'est le neuvième roman, l'héroïne est une femme qui entretient une certaine familiarité avec la dépression dont il est rendu compte avec humour. «Ses très nombreuses histoires d'amour ont été marquées par le caprice, l'excès, de géniales décharges d'adrénaline lors de disputes, des disputes pour rien en plus, une mauvaise humeur impossible à contrôler, une angoisse dont il n'était pas question de ne pas faire état, en somme l'exploration minutieuse de son caractère dans une version déchaînée.» On croit être en plein roman psychologique réaliste et on va finir par se trouver confronté à «une version déchaînée» du genre, bourrée de mondes parallèles dont l'héroïne souhaite qu'ils n'attendent pas l'infini pour se rejoindre. Certains personnages étaient déjà à proprement parler entre deux eaux, à l'image de cette jeune fille qui, à la suite d'une remarque de sa mère, «tel un trait d'aquarelle trop plein d'eau, aussitôt s'effaça, recula, s'estompant dans la barrière d'êtres humains derrière elle». Mais ça, c'était avant que l'héroïne ait parlé dans la soiré e avec un homme qui la poursuivait de sa conversation, finissant par l'écouter pour ne pas avoir mauvaise conscience plus tard, puisqu'il était ce genre de personnage que, rentré chez soi, «on regrette d'avoir négligé, par égoïsme, comme si on avait refusé le dessin d'un orphelin». Tout prend déjà la saveur de cette pizza misteriosa, dont l'ingrédient principal paraît d'abord être «Yourself».

L'intrigue est la suivante. L'héroïne rejoint à Zermatt son mari qui doit y recevoir un trophée pour la mise au point de sa pilule innovante «Yourself», à laquelle elle a collaboré. L'état logique des choses, impeccable au début, se dégrade rapidement. D'une part, il semble que la mère dominatrice de l'héroïne soit sur place au mépris de toute prévision ; d'autre part, le mari présente l'invention sous un jour nouveau, comme une sorte de drogue exploratrice dont «l'action profonde» aurait donc été dissimulée à sa femme pendant deux ans : «Que chacun aille vers la découverte de l'unique terre encore inconnue en ce monde : soi.» Mais le vrai basculement a lieu pendant le cocktail, quand une première personne s'extasie devant l'originalité des mini-pizzas, avant qu'une seconde ne dise à Sabine : «Goûtez ça, c'est fabuleux, unique vraiment.» Cet interlocuteur tente de «populariser ce plat italien, par ailleurs très ancien. En général, on le sert en beaucoup plus grand, la pizza, c'est son nom, a, si vous voulez, la taille d'une assiette». Et il se révèle en effet que les participants au cocktail se divisent contre toute vraisemblance en deux catégories, ceux à qui la pizza est familière et ceux pour qui tout ce qui la concerne est terra incognita. Tout le monde a pris la pilule et c'est sans doute ainsi que l'héroïne s'est transformée en «un personnage déchaîné, devenu lui-même, qui sans hésitation assassinerait sa mère». Car la pizza n'est pas tout, ça dégénère très vite, il y a l'affaire Barjelot et Flaubert qui mettrait la littérature en péril, et puis Hitler et la Seconde Guerre mondiale disparus dans les poubelles de la mémoire, et toujours cette mère épouvantable dont l'héroïne constate qu'elle aurait même fait deux filles supplémentaires (et avec qui sa génitrice s'entend mieux). Où en est-on ?

«Du coup, peut-être que tout ce qui avait eu lieu résultait du délire créé par la pilule, les mondes parallèles aussi ; cette aberration des univers : une invention de chacun pour mettre en quelque sorte le monde à sa taille.» Y a-t-il eu une mutation de l'univers ou une mue personnelle ? Les singes sont-ils des sages doués de parole qui apprendront à l'héroïne à ne pas faire la grimace ? Quand la science-fiction se mêle de psychologie, il y a toujours le risque de la décrypter comme une fable. C'est plus complexe quand il s'agit d'en arriver «à trouver que tout est parfait, […] comme ce qu'éprouvent les très jeunes enfants, en famille, quand ils entrent dans une voiture pour partir en vacances, cet instant où tout ce qui fait leur monde est là, à portée de main, rassemblé, confiné dans un espace réduit où rien de ce qui est utile, rien de ce qui est cher ne s'éparpillera».