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Libération
Chronique

La colère post-«Charlie» d’Art Spiegelman

Publié le 29/01/2016 à 18h01

«Bien évidemment, tout individu ou groupe victime d'une caricature corrosive se sent accablé. Dans mon roman graphique, Maus, j'ai réussi à offenser des Juifs, des Polonais, des Allemands et même des amateurs de chats comme Desmond Morris, qui a déclaré que ma représentation des nazis en chats était la pire chose qui soit arrivée aux ailurophiles depuis le Moyen Age.» Art Spiegelman a ajouté divers éléments à la réédition d'A l'ombre des tours mortes initialement paru chez Casterman en 2004, un texte et une planche (d'abord publiée par le Monde) post 7 janvier 2015, ainsi qu'un reportage de sa fille Nadja sur la manifestation du 11 janvier à Paris. Or Nadja apparaissait dans l'album original dès le début, puisque son école était à deux pas du World Trade Center et que c'est donc vers ce lieu que ses parents se précipitèrent le 11 septembre 2001. C'est à une sorte de continuité entre les attentats contre les tours jumelles et contre Charlie Hebdo qu'arrive cette nouvelle édition.

Malgré la gloire que lui ont valu les deux volumes de Maus (et en particulier un prix Pulitzer en 1992) où les souvenirs de déportation de son père, transportés dans un monde de chats et de souris, sont également habités par la difficulté des liens familiaux entre le dessinateur et son géniteur (il est revenu sur la conception de ce roman graphique dans MetaMaus, traduit chez Flammarion en 2012), Art Spiegelman, né en 1948, avait eu beaucoup de mal avec les Etats-Unis à l'époque où George W. Bush en était le président : «En dehors de la presse alternative, plutôt de gauche, les grands journaux qui ont sollicité ma collaboration (dont la New York Review of Books, le New York Times etle New Yorker) ont poussé des cris d'orfraie quand je leur ai proposé des pages ou des extraits d'A l'ombre des tours mortes.»

«Une autre tour tombe» est le titre de son texte de 2015, la tour de la liberté d’expression.

La conception graphique d'A l'ombre des tours mortes est d'une originalité permettant en particulier au dessinateur «tout autant terrorisé par Al-Qaeda que par [son] propre gouvernement» (il revient en 2015 sur sa «déformation neurologique» qui lui donne «souvent plus de facilité à [se] mettre en colère contre ceux qui sont proches de [lui] que contre quelque ennemi insaisissable dans le lointain») de mêler à son propre travail des planches de Little Nemo, Pim Pam Poum et la Famille Illico.

La liberté d'expression est la grande affaire de cette réédition, l'auteur constatant : «Ma colère s'est retournée contre mes frères de gauche pleins de politiquement correct et de bonnes intentions», contre ceux qui accusaient l'hebdomadaire de racisme et «laissaient entendre que les journalistes de Charlie, comme une victime de viol portant une minijupe, n'étaient quelque part pas loin de mériter leur sort». «Bien entendu, je préférerais affronter une colonie de justiciers modernes indignés plutôt qu'un petit nombre de jihadistes armés issus de Daech - mais dans le sillage du massacre de Charlie Hebdo, les premiers sont devenus plus désireux d'entraver la pensée que n'importe quel autre terroriste traditionnel.»

A l'ombre des tours mortes s'ouvre sur la propension de son auteur à la panique et la crainte astérixienne que le ciel lui tombe sur la tête. L'album se clôt désormais ainsi : «La seule chose dont je suis vraiment sûr, c'est que nous sommes bel et bien noyés dans la merde et que le ciel nous tombe toujours dessus.»