Rien ne peut effacer la dette que l'on doit à Michel Foucault. Parce qu'il a permis qu'on apprenne «une quantité de choses nouvelles et essentielles sur certaines de nos institutions et de nos pratiques», et «montré l'exemple dans la lutte contre ce qu'elles peuvent avoir d'inacceptable et d'inhumain». Parce qu'il a appelé à «regarder constamment de près les réalités historiques, sociales et culturelles elles-mêmes, plutôt que les représentations qu'en construisent les philosophes». Parce qu'il a souligné une «série de dangers» guettant la démocratie libérale et mis en garde contre l'abandon de toute «dissidence» de la part du «milieu intellectuel». Celui qui témoigne de cette «reconnaissance» n'est pas un «thuriféraire» de Foucault. C'est un de ses pairs, professeur comme lui au Collège de France, détenteur jusqu'en 2010 de la chaire de «Philosophie du langage et de la connaissance», le spécialiste incontesté de Wittgenstein et du positivisme logique, de Gottlob Frege, Rudolf Carnap, Bertrand Russell, ou d'écrivains tels que Robert Musil ou Karl Kraus, un penseur rationaliste, à qui l'on doit d'avoir introduit en France la philosophie du langage anglo-saxonne, la philosophie analytique : Jacques Bouveresse.
L'éloge que Bouveresse fait de Foucault est tout à fait «sincère». Mais il a une fonction : attester que les critiques qu'il lui adresse ne sont pas dues - comme c'est le cas de certaines querelles intellectuelles entre copains et coquins que Bouveresse exècre- à la sympathie ou l'antipathie, mais juste au souci de rigueur. Dans Nietzsche contre Foucault, avec ce style démonstratif implacable et cette opiniâtreté de paysan qui le caractérisent, Bouveresse fait plus que critiquer la pensée foucaldienne : il la mine, en en détruisant, si on peut dire, le «cœur». Le problème qui l'intéresse est de savoir si «Foucault a réussi effectivement à penser autrement sur des choses comme la vérité, l'objectivité, la connaissance et la science». Sa réponse est claire : non.
Les Leçons sur la volonté de savoir - professées en 1970-1971 mais publiées en 2011 - servent de support principal à la démonstration de Bouveresse. Ces Leçons, qu'ouvre le mot célèbre d'Aristote - «Tous les hommes désirent le savoir par nature» - ont la question de la vérité pour foyer et aboutissent, après des détours par Kant ou Spinoza, à Nietzsche, auquel le dernier cours est consacré : «Comment penser l'histoire de la vérité avec Nietzsche sans s'appuyer sur la vérité». Aussi la critique de Bouveresse porte-t-elle à la fois sur ce que Foucault dit de la vérité, et sur la façon, discutable, dont il lit Nietzsche.
Assentiment
L'analyse est serrée, d'autant qu'elle fait entrer en jeu Wittgenstein, Elisabeth Anscombe, Richard Rorty, Bernard Williams… Mais si elle hésite un tout petit peu à suivre Frege - qui «reprocherait probablement à Foucault de n'avoir jamais traité que des mécanismes, des lois et des conditions historiques et sociales de production de l'assentiment et de la croyance» et d'«avoir tiré de cela abusivement des conclusions concernant la vérité elle-même» - elle repère le ver du fruit dans la confusion, «peut-être délibérée», que le philosophe ferait entre «l'être-vrai (das Wahrsein) et l'assentiment donné à une proposition considérée comme vraie (das Fürwahrhalten)», confusion qui ricocherait sur toutes les expressions qu'il utilise : «production de la vérité», «histoire de la vérité», «politique de la vérité», «jeux de vérité»…
Bouveresse souligne qu'on ne peut pas parler en toute rigueur de production de la vérité, ni même d'histoire, car ce dont on peut faire l'histoire, observer la genèse ou la production, c'est soit la connaissance soit la croyance en ce qui est «tenu pour vrai» - et non la vérité elle-même. La relation entre vérité et pouvoir est également boiteuse. «Foucault dit que nous sommes assujettis à la production de vérité par le pouvoir et que nous ne pouvons exercer le pouvoir que par l'intermédiaire de la production de la vérité». Mais le pouvoir, rétorque Bouveresse, n'a-t-il pas plutôt besoin de croyances qui soient acceptées comme vraies ? «Avoir besoin de la distinction entre le vrai et le faux, n'est pas du tout la même chose qu'avoir besoin de la vérité. On peut même penser que le pouvoir a un besoin bien plus grand de l'erreur et du mensonge que de la vérité, et que ce sont plutôt, d'une façon générale, les contre-pouvoirs qui ont besoin de faire reconnaître des vérités que le pouvoir dissimule ou rejette».
On sait cependant que ce qui a intéressé Foucault, lecteur de Nietzsche, c'est le geste radical par lequel celui-ci a dissocié, «désimpliqué», connaissance et vérité, et montré que la vérité est «le voile trompeur derrière lequel se dissimule une entreprise qui poursuit en réalité de tout autres objectifs».
Approximations
Dans les Leçons, Foucault écrit : «La vérité survient à la connaissance - sans que la connaissance soit destinée à la vérité, sans que la vérité soit l'essence du connaître.» Il peut donc exister un «vouloir-connaître», auquel ne correspond aucune volonté de vérité. Mais là encore, note Bouveresse, Foucault reste vague, et n'avance aucun argument décisif qui permettrait d'établir une distinction nette entre ce vouloir-connaître et, par exemple, le vouloir-croire. Bien évidemment, Nietzsche contre Foucault apporte, par une lecture comparée des textes, une foule d'autres arguments, convergeant tous vers l'idée que le nietzschéisme de Foucault n'est pas d'une extrême fidélité et que son projet global lui-même laisse apparaître trop de failles et d'approximations, en ce qu'il ne s'est pas soumis à une véritable épistémologie critique, et a évité le terrain de la théorie de la connaissance et de la logique.
Il est fort probable que, de même qu'au niveau public les discours d'émancipation ont été recouverts par les discours de «restauration» et les conservatismes, de même les philosophies encore dominantes il y a une ou deux décennies, constructivistes ou déconstructionnistes, vont être de plus en plus contestées par les diverses formes de réalisme ou de nouveau réalisme. La critique de Jacques Bouveresse ne s'inscrit pas dans ce mouvement, est plus «logicienne», et conforme au «rationalisme satirique» qu'il a exercé sur d'autres cibles. De Michel Foucault, il dit tout aussi sincèrement qu'il est «aujourd'hui plus urgent et plus indispensable que jamais de le lire ou le relire».