Ça se passe où et ça se passe quand, Ici et maintenant ? Le titre du deuxième roman traduit (après Scipion, qui ressort en même temps en Points) de Pablo Casacuberta, Uruguayen né en 1969, ne répond pas comme on l'imagine à cette double question. Voici les deux premières phrases du texte : «J'avais depuis peu une barbe naissante, formée de cinq ou six îlots de poils qui parsemaient mes joues comme un archipel capricieux et sombre. Je me demandais si une croissance aussi irrégulière me rapprochait de la maturité ou, au contraire, trahissait son éloignement.» Ici et maintenant, dans le roman, ce sera dans le corps et l'esprit du narrateur, ce sera le récit en direct de sa traversée de l'adolescence. Il est un jeune homme curieux à tous les sens du terme, la revue Connaissance, entre autres, lui apporte des réponses à mille questions, ce qui peut le mettre très à l'aise dans des conversations particulières. «Imaginons maintenant que je vous demande ce qu'est un coati. - Un procyonidé, et comme tel parent du raton laveur et du petit panda.»
Mais il n'y a pas que les procyonidés ni Connaissance dans la vie. «Ici et maintenant offrait en revanche un ordre beaucoup plus logique et séquentiel, mais de quelque côté qu'on la prenne, c'était une publication infiniment plus ennuyeuse, et même si je collectionnais les deux, je n'aurais jamais eu l'idée d'emporter Ici et maintenant aux toilettes, alors que Connaissance campait sur le carrelage comme si c'était son habitat naturel.» Et lui, Maximo Seigner au prénom qui lui déplaît tant («Par ailleurs, ma taille ne favorisait guère l'identification à un prénom aussi superlatif, car frôlant péniblement les soixante-cinq centimètres de mon deuxième mètre, il aurait été plus exact de me prénommer Mediano Seigner ou Intermedio Seigner»), quel est son habitat naturel d'adolescent ?
Le narrateur de Scipion avait eu un père et ça faisait toute une histoire. La famille s'élargit dans Ici et maintenant où Maximo est pourvu d'une mère, d'un frère de 9 ans («le nain», «le Roi des Hypocrites» dont l'habileté «consistait à détecter dans la voix de ses interlocuteurs le moindre signe de faiblesse, qu'il rangeait dans une espèce d'archive, en attendant l'occasion de le dégainer comme une épée») et d'un oncle Marcos qui ne fait pas l'affaire : «Odieuse également était son obstination à vouloir se mêler de notre éducation. Particulièrement l'éducation du nain, qui consistait à le suborner par des friandises ou des jouets, et la promesse tacite de le soutenir chaque fois qu'il serait en conflit avec moi.» Quand une annonce de journal informe sa mère puis lui que l'hôtel Samarcanda recherche de jeunes «employés de classe internationale pour un hôtel de classe internationale», il concourt pour le job. La classe internationale, pourvu qu'il soit au niveau, ça va le changer de sa famille. Peut-être que c'est le monde extérieur qui a la classe internationale. En tout cas, l'entretien se passe bien, mené par une femme d'une quarantaine d'années qui a justement eu un frère lui aussi prénommé Maximo. Il y a des malentendus de part et d'autre, bien sûr, mais n'est-ce pas le propre de la communication ? A en croire Ici et maintenant (la revue), Thomas Edison lui-même n'était pas exactement l'inventeur que l'on croyait, il «avait surtout digéré les inventions d'autres personnes, en leur trouvant des usages nouveaux et insoupçonnés, ce qui le fit descendre considérablement dans mon estime, à tort ou à raison». Ici et maintenant (le roman) raconte diverses variations d'estime dans l'esprit du narrateur.
La classe internationale se révélera moins internationale que prévu mais pas moins instructive à tous points de vue. Le narrateur va avoir 18 ans, date qui sonnera le glas de ses abonnements aux revues. Est-il devenu adulte, comme le lui demande un libraire dont la «convention» (ils sont huit au total) se tient à l'hôtel ? Non, il n'a pas «réussi à parcourir le chemin qui va de Connaissance jusqu'à Ici et maintenant». Il faut dire qu'il n'y tenait pas. Si le monde adulte est celui où une bouteille est une bouteille, il préfère rester l'enfant qui pourra voir en elle «une poupée sans bras». Et pourtant il a fait le chemin malgré lui, ce chemin où on peut être en même temps «"ici" et loin», où le présent «ne se limite pas au "maintenant"». Ce que lui offre son apprentissage, c'est «la plus vaste des formes de l'ici et maintenant», notions qu'il imaginait étriquées et qui se révèlent, d'une certaine façon, de cette classe internationale qu'il avait d'abord été déçu de ne pas percevoir dans l'hôtel Samarcanda. De toute manière, il n'y a pas le choix : être un adulte, il faudra bien s'en satisfaire.