Romans
Willy Vlautin Ballade pour Leroy
Ce beau roman s'ouvre sur Leroy, un homme dans le coma couché dans un hôpital de l'Etat de Washington depuis que, sept ans plus tôt, une bombe lui est tombée dessus en Irak. Il s'était engagé à cause de son patron qui lui avait fait du chantage, lui promettant de ne jamais le virer s'il entrait dans la National Guard, où ses états de service se limiteraient à aider des victimes lors d'un ouragan, des broutilles de ce genre. Leroy n'est pas le seul héros de ce roman polyphonique : Pauline l'infirmière et Freddie le gardien de nuit occupent alternativement les chapitres d'un ensemble qui constitue un portrait des Etats-Unis et de sa violence économique. Pauline et Freddie ont des problèmes jusqu'au cou, un prêt étudiant à rembourser, une couverture sociale inefficace à payer, et ils sortent de l'enfer ceux qui les entourent. Ne serait-ce que pour la façon dont Pauline s'occupe de l'adolescente Jo, il faut lire ce troisième roman de Willy Vlautin, par ailleurs chanteur d'un groupe de folk. V.B.-L.
Olivia Manning à l'école de l'amour
En 1945, Félix, un adolescent anglais, arrive depuis Bagdad à Jérusalem. Il n'a ni argent ni parents, ils sont morts en Irak. Comme d'autres Anglais exilés avant guerre, Félix est bloqué au Moyen-Orient par le conflit, qui n'est pas encore terminé. Une parente cinglée et cruelle, Melle Bohun, le loge dans la pension qu'elle tient d'une main de fer. Elle appartient à la secte fondamentaliste des «Toujours-prêts». Prêts à quoi ? A la seconde venue du messie bien sûr. Félix a pour alliée Mme Ellis, dont l'humour le sauve du désespoir. La mère de Félix pensait que Mlle Bohun était si malheureuse qu'elle avait «un complexe d'infériorité», mais c'est «l'inverse, plutôt». Olivia Manning, l'auteure de ce roman d'apprentissage, est née à Portsmouth en 1908 et morte en 1980. Elle vécut la guerre depuis la Roumanie et le Moyen-Orient. C'est très intéressant de voir, dans son livre, des Arabes et des Juifs sur une terre au bord de l'explosion, à travers les yeux d'Anglais sur le point de déguerpir. V.B.-L.
Isabelle Bunisset Vers la nuit
Ce 1er juillet 1961, Céline se prépare à son dernier voyage au bout de la nuit. De manière frénétique, presque en transe, le Dr Destouches met la dernière main à Rigodon, le dernier volet de sa trilogie allemande. Une gigantesque farce, un dernier pied de nez, une explosion délirante où il arrache chaque mot à la page aux fils des heures dans sa course contre la camarde. A l'approche de sa fin, Céline soliloque. Pour son premier roman, Isabelle Bunisset s'est coulée dans l'esprit de l'ermite de Meudon afin d'écrire son testament. Céline disait que la littérature, c'était de la musique avant toute chose. Et cette partition, Isabelle Bunisset, fine connaisseuse de l'œuvre pour avoir rédigé une thèse sur la dérision chez Céline, la joue parfaitement. Avec ses contrepoints, sans plagier le style de l'auteur. Elle nous donne à lire un Céline à ses heures perdues, quand il n'est pas attelé à son œuvre. C.F.
Roger Martin Il est des morts qu'il faut qu'on tue
Militant communiste de la première heure et auteur de romans noirs, Roger Martin n'aime rien tant que mêler politique et littérature. Ici, il plonge dans cette France ultraviolente qui, de 1895 à 1905, vit monter racisme et antisémitisme et inventa ce slogan qui réapparaît malheureusement aujourd'hui : «La France aux Français». C'était l'époque où des journaux comme l'Antijuif ou la Libre Parole déversaient à jets continus leur haine des juifs, haine cristallisée par l'affaire Dreyfus, et qui culminera avec le probable assassinat d'Emile Zola. Roger Martin, à qui Libération avait consacré un long reportage en 2014 quand, bravant les menaces, il combattait la montée de l'extrême droite dans sa ville de Carpentras, sait de quoi il parle. Son roman est haletant et à ce point terrifiant de réalité que l'on ne sait plus très bien où commence et ou finit le romanesque.
Ce qui est sûr, en revanche, c'est qu'il est utile. A l'heure où nombre de pays d'Europe semblent prêts à céder au populisme et au nationalisme, il vient rappeler que la lutte contre l'«étranger» n'a pas de fin et qu'il faut la combattre sans relâche. A.S.
Essai
Jean-François Billeter Etudes sur Tchouang-tseu
On a fait du vide beaucoup plus qu'il n'en faut. Le Tchouang-tseu et son «jeûne de l'esprit» ont fini par s'en trouver exsangues, souvent réduits à un éloge du détachement béat, doublé d'un manuel de survie en milieu hostile pour marginaux. Or, dit-il, «il est facile de quitter le monde, il est beaucoup plus difficile d'y marcher sans toucher terre». Cela veut dire que les hommes assujettis à l'intention «ne savent pas ce que c'est que connaître en prenant appui sur ce que la connaissance ne connaît pas». Mais aussi que s'en défaire et suspendre son jugement suppose forcément d'aspirer à une plus grande perfection dans le passage à l'acte, aux antipodes du retrait et de la molle indifférence parfois associés à cet enseignement. Sur ce point comme sur tous les ressorts de l'entreprise juste et libre, le pouvoir et la domination, le langage et l'imagination, l'hypnose, Giacometti ou Rimbaud, l'essai de Billeter se montre particulièrement fidèle aux vues subversives du sage taoïste. L.d.C.
Anne Muxel (sous la direction de) Temps et politique
Une réflexion collective de philosophes, sociologues, politologues sur les effets du temps en politique, la «politisation intime» et les remaniements de l'identité. Intéressante, sur cette question, la réflexion de Janie Pélabay sur les «passerelles» entre personne et citoyen, et également, à partir de John Rawls, sur les notions d'identité personnelle et identité politique. R.M.
Esthétique
Aby Warburg Fragments sur l'expression
Le titre complet dit : Fragments fondamentaux pour une science pragmatique de l'expression. Il s'agit d'un document extraordinaire, au sens où un collectionneur le dirait d'une rareté, édité avec un soin de bénédictin. Il est composé de 439 notes ou «idées générales» rédigées entre 1888 et 1905 par le grand historien d'art Aby Warburg.
Un work in progress dans lequel, au milieu d'annotations sur l'histoire de l'évolution, les sciences de la nature et la psychologie, sont profilées les lignes conceptuelles et méthodologiques d'une théorie de l'impression et de l'expression, du rapport entre l'image, le langage et le symbole, et, surtout, de la genèse de l'œuvre d'art, voire, plus généralement, de la formation de la «culture». Un laboratoire souterrain où sont façonnés quasiment tous les «objets» de la réflexion contemporaine sur l'art.
Cette édition est suivie d'une courte autobiographie intellectuelle rédigée par l'historien d'art en 1927, «De l'arsenal au laboratoire». Chez le même éditeur, on trouve également, d'Aby Warburg, le célèbre Atlas Mnémosyne. R.M.
Ernst H. Gombrich Ombres portées
Nouvelle édition d'un ouvrage (illustré de nombreuses reproductions de tableaux) que Ernst H. Gombrich, directeur du Warburg Institute (1959-1976), l'un des historiens d'art les plus influents, a consacré à cet objet particulièrement troublant, du point de vue esthétique, qu'est l'«ombre portée», et à l'étude des raisons qui l'ont fait apparaître et disparaître du répertoire des peintres occidentaux. La représentation de l'ombre projetée est évidemment indissociable de celle des reflets, des effets de transparence et de la translucidité, et donc aussi de l'histoire de la peinture à l'huile et de l'application de glacis transparents. Mais elle est surtout une éducation de l'«œil», grâce auquel l'artiste perçoit et apprend à tous à «discerner les nuances infinies de la lumière, aussi bien en plein jour que sous un éclairage artificiel». Un œil «sélectif», dit E.H. Gombrich - car sa «vue» varie en fonction des données que les «artistes appartenant à des disciplines, des écoles et des époques différentes ont retenues pour élaborer leur image du monde visible». R.M.