Comment interpréter ? Comment traduire ? Ce sont deux questions qui se posent à tous les détectives dans les romans policiers et à tout écrivain dans les romans quels qu’ils soient. Elles se posent également au narrateur et au lecteur du Frère allemand. Il s’agit du cinquième roman traduit chez Gallimard de Chico Buarque, le célèbre chanteur brésilien («Essa moça ta differente») né en 1944. Son vrai nom, ou son nom complet, est Francisco Buarque de Hollanda et son père, Sergio Buarque de Hollanda, fut un grand intellectuel, proche des écrivains brésiliens de son temps (Joao Guimaraes Rosa, Carlos Drummond de Andrade), accueillant Jean-Paul Sartre au Brésil et correspondant avec Walter Benjamin à en croire le roman. Car, dans le Frère allemand, le narrateur s’appelle Ciccio, diminutif de Francisco, et son père Sergio de Hollander. Difficile de ne pas y voir une volonté autobiographique, d’autant que des documents, à la véracité au premier abord indéterminable, poussent encore plus le lecteur dans cette voie. Son père aurait-il fait un frère allemand à Ciccio avant de s’installer au Brésil ? Ou le narrateur laisserait-il trop libre cours à une imagination anormalement développée à partir d’une simple lettre en allemand trouvée dans un des volumes de la gigantesque bibliothèque paternelle qui est en elle-même un personnage du livre ?
La lettre originelle est traduite dès le premier chapitre, quand le narrateur est encore très jeune puisque, malgré le désordre ambiant, les dix-sept chapitres se présentent dans un ordre apparemment chronologique. C'est le copain d'un copain «qui me traduit la lettre d'Anne très lentement, […] d'une voix si douce que je n'entends rien et que je m'endors». Comme le narrateur se révélera posséder de fortes capacités oniriques, les informations précédentes ne semblent pas encore assurées au lecteur. D'autant que le roman s'attaque à tout ce qui est traduction, interprétation, langage. De tel personnage, il est écrit : «Et il avait continué à baragouiner tout seul cet anglais qui n'existait que dans sa tête à lui, une langue compliquée, constituée uniquement de malentendus.» Et le frère allemand, existe-t-il hors de la tête du narrateur qui se livre à des recherches extravagantes pour le retrouver, lui ou sa famille, à Berlin ou au Brésil même ? Ou est-il constitué «uniquement de malentendus» ? D'autant que, les chapitres passant, le narrateur est «susceptible de vouloir m'aventurer moi-même dans la littérature». Et «peut-être que la mémoire se perd aussi dans la traduction», ce qui complique encore les choses. Et puis reconnaître qui que ce soit devient difficile. «Mais avec l'âge nous devenons de mauvais physionomistes, peut-être à cause de l'accumulation de physionomies sur les rétines, et il n'est pas de visage nouveau qui ne nous rappelle de loin quelqu'un d'autre.» Ce sera un tour de force de Chico Buarque que la fin du roman apparaisse comme un coup de théâtre.
Le Frère allemand évoque l'Allemagne des années 30 (et suivantes) et le Brésil de l'après-guerre. Et aussi une curieuse famille où grandit Ciccio. Le père, «distraitement attentif à tout» depuis son bureau, et dont, quand il est nerveux, la diction «est encore pire que son écriture cursive», si bien que, heureusement, le narrateur est le seul à le comprendre. Le frère (brésilien) aux succès sexuels aussi permanents qu'exaspérants et qui prend une voie telle que Ciccio, à un moment, s'inquiète de se «retrouver sans le moindre frère», l'allemand risquant de lui faire défaut dans la réalité. Et la mère. En regardant celle que le narrateur définit comme la mère de son frère allemand, il y voit surtout un air de ressemblance avec sa propre génitrice, «comme une première ébauche de ma mère que mon père aurait mise de côté». Et puis la fameuse bibliothèque qui survit à la mort du père. «Avoir les livres comme occupation exclusive devenait invivable, hypothétiquement j'aurais dû me défaire de mon patrimoine pour en jouir.» Et la mère qui persiste à la soigner. «Je pense toutefois que, pour elle, s'occuper des livres était une vanité aussi simple que bien se coiffer, car au fond elle a toujours su que mon père, tout en étant un mari affectueux, ne la distinguait guère de la bibliothèque. Elle n'allait pas négliger son travail simplement parce qu'il n'était plus présent physiquement, au contraire elle a pu consacrer davantage de temps au rangement […].» C'est la façon dont l'imagination s'impose à la réalité puis dont la réalité s'impose à l'imagination qui fait du Frère allemand un livre si étrange et émouvant.