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Libération
Enquête

Araignée du soir, Louise Bourgeois par Jean Frémon

Le romancier et galeriste fait monologuer sa grande amie.
Jean Frémon, le 20 février dans les réserves de la galerie Lelong, à Paris. (Photo Christophe Maout pour «Libération»)
publié le 26 février 2016 à 18h01
(mis à jour le 26 février 2016 à 19h23)

Il y a bien longtemps, quand Louise Bourgeois s'est installée dans le quartier new-yorkais de Chelsea, près de l'Hudson, c'était plutôt un lieu populaire, avec certaines rues en coupe-gorge, et non l'endroit chic où, depuis une dizaine d'années, les galeries d'art ont remplacé entrepôts et garages. Il y avait sur les portes, dans son étroite et haute bicoque datant de la fin du XIXe siècle, les numéros des chambres où dormaient jadis les marins. Le travail de l'artiste était rythmé par les cris des enfants qui jouaient dans l'école voisine, et qui l'enchantaient. Dans la cuisine minuscule, il y a un réchaud antique, sous un plafond assez bas pour accueillir nos ancêtres : elle seule, petite, pouvait passer dessous sans se courber pour cuisiner. Mais elle prenait généralement ses repas au chinois du quartier ou croquait un bout de pizza sur un coin de table, vite fait. Elle habitait un désordre organisé, conservant tout, les petites choses et les grandes. La vie est courte, l'art est long. Il n'était pas question d'enlever les toiles d'araignée. La maison est fermée depuis sa mort en 2010, à 98 ans, mais elle est dans son jus. Rien ou presque n'a changé.

C'est la petite boutique des humeurs, des souvenirs, un bric-à-brac enchanté sans confort et sans modernité. On passe d'un étage à l'autre par un petit escalier très raide qu'elle ne prenait plus, vivant toujours au premier. La chaise écaillée en bois bleu où elle recevait, dos à la cuisine, derrière la table où elle dessinait et peignait, n'a pas bougé. Jean Frémon et sa femme remettent ici pour la première fois les pieds depuis la mort de Louise, appelons-la comme ça, et ils contemplent, stupéfaits, la chaise et le reste, en souriant d'émotion et de plaisir. Il semblerait qu'elle va apparaître, là, devant eux, dans le temps et le capharnaüm suspendus, et qu'elle va se mettre à parler comme dans le grand petit livre qu'il lui consacre, Calme-toi, Lison. Ce n'est ni une reconstitution, qui relèverait du kitsch, ni de la ventriloquie, qui relèverait du cirque. C'est un monologue fictif et intérieur où la vieille dame s'adresse à elle-même en disant tu avec une légèreté, un naturel, une insolence qui incitent à se demander jusqu'à quel point la morte a saisi le vif, cet homme d'art et de plume, ancien directeur adjoint de la galerie Maeght, cofondateur en 1981 de la galerie Lelong.

Jean Frémon est un personnage élégant et curieux, marchant d’un pas lent, sourire aux lèvres et d’une paisible courtoisie. Il se tient droit, en lisière chic de nonchalance. Il a un chapeau noir sur la tête, de beaux cheveux gris et mi-longs et une absence implacable de familiarité : un aristocrate discret. Il est venu cette fois à New York, où il a passé deux semaines par mois pendant des années, avec des nouvelles de James et de Singer. C’est un prototype soyeux du meilleur des années 60-70 : sa carrière s’est faite comme une rêverie de jeunesse, sans trop y penser, à travers des rencontres dues à cette forme mystérieuse de naturel qui mélange les circonstances, le charme, le talent et les affinités. Le travail allait de soi, on n’en parle donc pas. Son livre est un précipité de sa flegmatique traversée.

Tripes. On y lit la vie de Louise Bourgeois par ellipses, par fouettés, dans un mélange d'associations d'idées et de sensations valsant avec les faits et la chronologie. Le projet est résumé par le titre : «Comme toujours, dit-il, je l'ai trouvé à la fin. Le seul titre que j'avais, c'était : "la vie imaginaire de Louise Bourgeois". Mais le livre ne serait jamais sorti sans celui qui l'a remplacé.» Pourquoi ne pas avoir mis de point d'exclamation après «Calme-toi, Lison» ? «Le point d'exclamation est un ordre ou une sommation. Ici, ce n'est pas brutal, c'est intime.» Comment finit-on un livre comme celui-là ? «J'ai compris que c'était fini quand je suis arrivé aux pages où elle ne se lève plus.» Quinze ans avaient passé depuis le moment où il en eut l'idée. A cette époque, Louise vivait encore : «Je venais d'écrire deux romans, le Jardin botanique et l'Ile des morts, après lesquels je ne savais plus quoi faire. C'est là que j'ai eu l'idée d'une fiction à son propos. Ç'aurait pu être long. Mais je me suis aperçu qu'il fallait garder la tension du personnage. Je voulais restituer sa voix, ses tripes. J'ai commencé, pris des notes, mais j'étais bloqué par elle, par son regard. Si j'y réfléchis maintenant, je pense qu'elle aurait détesté ce livre.» Pourquoi ? «Elle détestait tout ce qu'on pouvait dire d'elle, parce que ça la réduisait et elle voulait toujours être ailleurs. Puis elle n'aurait entendu qu'une espèce de parodie.»

Les flacons vides de parfum Shalimar sont toujours posés sur une console de la pièce de vie, près de la fenêtre. «Nous les lui rapportions de Paris, dit-il, car elle aimait leur forme. Le parfum lui-même ne l'intéressait pas. Elle le vidait dans le lavabo devant nous.» «Avec un certain plaisir…», ajoute sa femme.

Les dernières années, Louise s'allongeait dans la pièce située de l'autre côté de la cuisine : la fenêtre donne sur la rue. Elle regardait la vie des autres, le ciel de Manhattan, derrière le carreau. Jean Frémon écrit : «Or voilà ce qui se passe : tu ne te lèves plus. Voilà ce qui s'est passé : peu à peu des choses se sont arrêtées et d'autres ont commencé. Tu es entrée dans l'irréversible, voilà. Un jour tu as cessé de prendre l'avion et toutes les expositions, ici ou là, se sont passées sans toi. Tu t'es dit : Bien, qu'ils fassent cela sans moi, les sourires, les petits-fours, les bla-bla, les chichis. Tu dois te concentrer. Puis est venu le jour où tu as cessé d'aller à Brooklyn. Puis le jour où tu n'es plus sortie de la maison. Plus du tout. Et quand tu dis : Le jour où, il n'y a pas eu de jour où, il y a eu que tu ne sortais plus, c'est tout. Mais tout continuait.» Et dans une sorte d'immobilité vivante, tout continue. Près du lit, elle avait scotché sur un meuble un papier où elle avait écrit les vertus théologales : charité, foi, espérance. «Pour ne pas oublier ce qui pouvait lui manquer», sourit Jean Frémon. En particulier la charité. Dans son livre, elle s'agace de Brancusi et Duchamp : «Calme-toi, Lison, voilà que tu t'échauffes, tu avais bien besoin de ça, c'est qu'ils sont énervants à la fin, ces deux-là. Le vieux roublard barbu des Balkans, arrivé à pied de sa Transylvanie natale, l'ermite de l'impasse Ronsin ; et l'autre, le professeur d'échecs sans lèvres, le saint nitouche qui sans mot dire aura disqualifié d'avance deux générations d'impétrants sculpteurs et peintres itou.» Frémon sait de quoi il parle à travers elle. Faire un récit pour prolonger un artiste qu'on aime, quel écrivain n'en a pas rêvé ? Les mots courent si mal derrière les gestes, les sculptures, les peintures. Il faut devenir l'artiste qu'on n'est pas, tout en restant l'écrivain qu'on est : «Et transposer la cuisine des artistes en cuisine des mots, cela peut-être intéressant. Il faut d'abord les observer.»

Cassettes. Cet été, les ayants droit de Louise Bourgeois ouvriront la maison aux chercheurs. Ils découvriront sa bibliothèque et celle de son mari, l'historien de l'art Robert Goldwater. Elle l'a épousé en France et suivi en Amérique en 1938. Il est mort en 1973 : tout est encore là, en désordre comme le reste, non loin du lit sur lequel, au deuxième étage, il a fini ses jours. Il y a des livres posés de part et d'autre, on dirait qu'il vient de sortir pour aller boire son café. Louise n'a plus dormi là après sa mort. Dans les autres pièces, c'est pareil : les affiches, les papiers, les cassettes, les livres d'art, les livres de Lévi-Strauss et de Foucault, des romans en anglais, en français, et deux exemplaires de poche d'Eugénie Grandet : Moi, Eugénie Grandet fut son dernier travail, pour la maison de Balzac à Paris. Elle demanda à Jean Frémon de le préfacer, de les présenter, elle et Eugénie, elle en Eugénie.

Le petit livre qui en résulte, publié en 2010 au Promeneur, peut être lu parallèlement à Calme-toi, Lison (1). Louise et Eugénie ont eu des pères indignes, égoïstes. L'une s'est sauvée par l'art, l'autre par l'abnégation. La maison pétrifiée de Chelsea ressemble à celle du père Grandet, saisie par les obsessions minuscules du passé mais aérée, après la mort du vieux cochon, par la liberté de sa fille.

Derrière, dans la cour, il y a maintenant l'une de ses grandes araignées en bronze. Mieux vaut la voir ici que de l'avoir dans le plafond. Quoique… elle a des pattes si délicates. Un calligramme de l'artiste, posé dans une vitrine dans la maison mitoyenne, refaite celle-là pour devenir un petit musée, dessine une araignée de mots. Chaque patte finit sur l'expression : «Too much». Ne pense pas trop. Ne parle pas trop. Ne mange pas trop. N'attends pas trop. Ne donne pas trop. Etc, car il y a beaucoup de pattes. L'araignée se pose à peine sur les choses qui sont fragiles, mais pointues. Elle marche sur les œufs, les cœurs, les sentiments, les dentelles, elle prend les mouches de la mémoire. Elle tisse autour, comme la mère de Louise tissait les pieds que sa fille dessinait dans les tapisseries anciennes revendues par le père. C'est un petit monstre d'attention, de circonspection, de puritanisme peut-être. C'est Louise, dite Louison, dite Lison.

Louise Bourgeois, en 1991, dans son atelier principal, à Brooklyn.

Photo Inge Morath. The Inge Morath Foundation. Magnum

L'artiste était attirée par les puritains, il y en a beaucoup en Amérique, et elle aimait les araignées. Jean Frémon lui fait dire des premiers : «Tu aimais les puritains. Tu les aimes toujours, tu aimes leur défense, leurs barrières. Ah… les faire tomber est le grand jeu. Mais pas trop. A vrai dire, pas de danger… trop, connaissent pas. Le puritain n'est pas l'homme de trop mais celui du peu.» Le puritain est bien une araignée, que voici : «Elles se tiennent dans les coins, immobiles, pas de mouvement inutile, pas d'affolement, ni obsessionnel ni hystérique, un animal serein, distancié, qui observe. La patience animale. Elles éliminent tout ce qui nous rend la vie insupportable, les mouches, les moustiques.» Tiens, ce pourrait être un portrait de Jean Frémon face aux artistes qu'il a suivis. Il n'a cependant plongé en scaphandre de fiction que dans le cœur de Louise. Pendant les quinze ans passés à défaire, couper, mâcher, noter, retrancher, filer et défiler sa toile, il la fréquenta assidûment et la fit largement connaître au monde : «Elle aimait parler français. J'allais la voir aussi souvent que je voulais, aussi longtemps que je voulais.» Méconnue, donc disponible ? «Oui, mais pas si méconnue que ça. Miró, par exemple, lui a rendu visite en 1949. Il ne le faisait pas avec la première idiote venue.» Jean Frémon allait aussi voir et vendre d'autres artistes, Ryman, Tàpiés, Hockney, Appel, Nash, Saura. Il a écrit des textes limpides et laconiques dans leurs catalogues (réunis dans Gloire des formes, P.O.L, 2005), comme il en a écrit sur Louise. Il écrivait également d'autres livres, des romans, des nouvelles, de brèves réflexions sur l'art à partir d'observations ou d'historiettes : l'emphase conceptuelle et la glose poétique ne sont pas son fort.

Orage. Né du côté de Bois-Colombes, comme son amie Catherine Millet, il avait un père représentant en vins, puis en produits de beauté. A 14 ans, son parrain lui offre une anthologie, chez Seghers, de pièces en un acte. Il y a Fin de Partie, de Beckett : «Ça m'a laissé absolument sur le cul. A cet âge-là, tout est nouveau. J'ai aussitôt acheté tout ce qu'on trouvait de Beckett. Je suis allé voir En attendant Godot. Les gens quittaient la salle au milieu. Un jour, c'était en plein air. Il y a eu un orage et nous sommes restés trois face aux acteurs sous la pluie. Le pessimisme radical de Beckett me plaisait assez. Il me convient toujours, d'ailleurs. Plus tard, j'ai lu Cioran.» Aujourd'hui, outre l'Irlandais de la scène, son «petit panthéon» accueille Musil, Conrad et Proust. Ses proches s'appelaient Dupin, Du Bouchet, Jaccottet, Bonnefoy. Il a bien connu Michel Leiris : «C'était quelqu'un d'extrêmement scrupuleux, un peu cérémonieux, très bien élevé. Il maintenait la distance et cela me convenait.» Jean Frémon fit illustrer son Miroir de la tauromachie par Francis Bacon, mais Leiris mourut quelques jours avant la publication. Le galeriste l'appela. «Ah ! répondit l'écrivain, je suis bien fatigué. Rappelez-moi la semaine prochaine….» Elle arriva sans lui. La dernière fois qu'il vit Louise Bourgeois, elle ne bougeait plus, mais elle continuait à dessiner.

Foisonnement. Avant Calme-toi, Lison, ses textes sur elle étaient faits de l'extérieur, voués à informer. Il lui rendait visite ici, à Chelsea, et dans son atelier de Brooklyn, depuis le milieu des années 80. Elle avait 65 ans et, se souvient-il, «toute son œuvre était là, puisqu'elle n'avait rien vendu. Il y avait donc cette œuvre foisonnante, et il y avait ce personnage, un peu plus jeune que je ne suis aujourd'hui, et qui avait envie de convaincre. J'ai été vite convaincu, et j'ai convaincu les autres assez vite». Plus tard, les choses ont changé. Elle est devenue, à l'âge où l'on meurt, l'une des grandes artistes du siècle. Et elle a survécu longtemps à ce retour de gloire. Cependant, dit-il, «il y a eu cette chose particulière entre elle et moi : quand je l'ai rencontrée, elle savait qu'elle était une grande artiste, mais elle n'était pas reconnue, tandis que moi, je dirigeais une galerie importante - ce qu'elle savait. Ensuite, le rapport de forces a changé, mais nous avons conservé notre intimité.»

L'intimité semble avoir joué un grand rôle dans la vie de cet homme distancié, une intimité jamais forcée. Au lycée, son professeur de philosophie, Pierre Morhange, a connu les surréalistes, écrit des livres qu'on ne lit plus. Jean Frémon assiste à ses cours avant même d'être dans sa classe. Il monte avec d'autres une revue, Strophes, prépare un numéro sur Tristan Tzara. Morhange le met en contact avec Leiris, que le gamin va voir au musée de l'Homme : l'auteur de l'Age d'homme lui donne un inédit sur Tzara. Plus tard, pour une autre livraison, il obtient le numéro d'Henri Michaux, qui décroche et répond : «Quel est le salaud qui vous a donné mon numéro ?» Deux semaines après, il lui envoie un texte manuscrit, deux pages, avec écrit dans un coin : «Est-ce que ça vous va ?»

Coup de fil. Dès cette époque, il arpente les vernissages, rencontre des artistes, reçoit des propositions : il suffit de lire, de regarder, d'être vif et d'être là. Un jour, sur un trottoir, son ami Bernard Noël lui présente l'homme avec qui il discute : c'est l'éditeur Jean-Jacques Pauvert. Il écoute le jeune homme, qui vient de publier au Seuil le Miroir, les alouettes, «un livre à mon avis illisible, mais enfin, publié au Seuil», et il lui dit : «Passez-moi donc un coup de fil…» Et voilà comment, quelques jours après, on se retrouve «directeur littéraire» à 23 ans chez Pauvert. Quel homme était-ce ? «Dans une collection, il avait publié le Voleur, de Darien. En bas de couverture, il y avait une petite vignette de gentleman cambrioleur. C'était cela, Pauvert.» Il reste un an ou deux, puis, par l'intermédiaire de Jacques Dupin, on lui propose de rentrer chez Maeght. «Allez-y tout de suite !» lui dit Pauvert. Et voilà comment, à 26 ans, on se retrouve directeur adjoint de l'une des premières galeries d'art au monde, employant alors 80 personnes. Tout cela ressemble à une mineure légende dorée ; et cependant, quand il en parle, on sent que tout a bien dû se passer comme ça. C'était le talent propre à ces années-là.

En fac de droit, il s'était fait un ami : Paul Otchakovsky-Laurens. Plus tard, il l'a aidé financièrement, avec d'autres, à monter sa maison d'édition, P.O.L. Il l'a parfois aidée à ne pas couler. P.O.L est son éditeur. Un jour, Jean Frémon revient de New York, enthousiasmé, avec le premier roman de la Trilogie new-yorkaise de Paul Auster. Il le met dans les mains de P.O.L, qui n'accroche pas. Ce sont des choses qui arrivent. Jean Frémon les a cependant présentés l'un à l'autre, les deux restent ses amis. D'ailleurs, ce soir, après avoir revu la maison de Louise Bourgeois, lui et son épouse iront dîner avec Paul Auster.

(1) Peut être lu aussi, en contrepoint, Louise Bourgeois face à face, de Xavier Girard (Seuil, 174 pp., 16 €), qui commença à fréquenter l'artiste dans les mêmes années que Jean Frémon et dont le récit restitue très bien la présence, la vie quotidienne et l'admiration affective qu'elle pouvait susciter.