On sait comment l'Hebdo Hara-Kiri est mort. Quelques jours après la mort de Charles de Gaulle, quelques semaines après un incendie ayant provoqué un carnage dans une boîte de nuit, il titre «Bal tragique à Colombey : un mort». Des interdictions lui tombent dessus et il ressuscite dès la semaine suivante en devenant Charlie Hebdo. Mais c'est comment Hara-Kiri hebdo est né que raconte Delfeil de Ton. Ces récits ont d'abord paru, du premier au dernier numéro de Siné hebdo de 2008 à 2010, en 83 épisodes de 2 500 signes, les 82 premiers se terminant ainsi : «Mais je vois que Siné m'a demandé 2 500 signes. Quand j'aurai écrit "La suite la semaine prochaine", ça les fera juste, les 2 500 signes.» Siné a lui-même créé Siné hebdo après avoir été viré, parce qu'on l'accusait d'antisémitisme (il a ensuite gagné son procès), d'un nouveau Charlie Hebdo - et Delfeil se retrouve donc à ce moment-là avec Siné «coupable à 80 ans d'être resté fidèle aux idéaux de sa jeunesse et de sa maturité» plutôt qu'avec un Charlie «qui se prétend l'héritier» de Hara-Kiri hebdo, ce qui est une autre histoire mais montre comme Hara-Kiri a essaimé.
Le mensuel Hara-Kiri existait depuis sept ans quand Delfeil de Ton (de son vrai nom Henri Roussel, né en 1934, qui fait miroiter en vain dans ce texte l'explication de son pseudonyme) rejoint l'équipe pour y écrire bientôt une chronique qu'il tiendra ensuite dans le Nouvel Observateur et toujours aujourd'hui dans l'Obs, «Les lundis de Delfeil de Ton». En 1969, le directeur de la publication, l'homme qui s'occupe de faire paraître le journal (trouver l'argent…), Bernier, «autre nom du professeur Choron, celui sous lequel il était connu dans les banques et les commissariats», suggère de créer un hebdo en plus, et aussi un nouveau mensuel dont Delfeil trouvera le nom, Charlie, et dont il deviendra le rédacteur en chef. Il n'y a pas un sou, chacun est payé une misère, mais tout le monde trouve que c'est une idée formidable. Et Delfeil, qui a rejoint avec fierté ce journal où il ne dessinera jamais rien parce que le dessin n'est pas son truc, n'en revient toujours pas de la qualité de l'équipe, décrite à travers le numéro de janvier 1969. « Il n'y avait que des bons. Pas un seul con. […] D'abord et avant tout notre maître respecté, Cavanna. Ensuite, il y avait Trix et Sépia, mais ces deux-là c'était aussi Cavanna. Pellaert, invité d'honneur permanent, donnait "She", pages couleur esthético-peinturlurées dont il avait le secret et qui épateraient jusqu'à Hollywood. Il y avait, comme dans chaque numéro, trois ou quatre dessins par des pigistes, puis, et c'était tout, Fournier, Reiser, Wolinski, Choron, moi, plus Willem qui venait d'arriver et Cabu qui venait de revenir.»
Il y a mille petits récits qui font une époque dans Ma véritable histoire d'"Hara-Kiri hebdo" (où l'adjectif et le pronom personnel se pondèrent et s'exacerbent l'un l'autre), «la dame de l'avenue Trudaine» qui donnait de l'argent en échange des faveurs du professeur Choron qui déclarait à l'équipe «je viens d'enculer la vieille. La vache, elle en voulait», la version italienne d'Hara-Kiri et les plagiats, et puis les descriptions page par page des premiers numéros, le 1 recelant un éditorial, ce qui n'est pas «le genre de la maison». «Nous ne lançons pas un journal pour donner des leçons. Serions-nous modestes ? Même pas. Ecoutons Cavanna : "Un journal sans façon. Sans façon mais pas sans prétention. Nous ne nous prenons pas pour de la crotte de bique. […] Si vous aimez les calembours, l'esprit bien parisien, les histoires de cocus, le festival du Marais, la fête des Mères, les safaris-congés payés, les grands patrons simples et pas fiers et les jeunes patrons de combat, n'achetez pas, n'achetez pas, n'achetez pas !"» On apprend dans le livre de Delfeil de Ton comment Reiser disait «Monsieur» à Cavanna, ce qui n'était pas non plus le genre de la maison, comment Choron se débrouillait pour avoir un beau papier afin de mieux imprimer ses dessinateurs et son Cavanna adorés, comment Cavanna et Delfeil prennent des libertés avec l'orthographe mais s'indignent qu'on le réforme : «Ben oui, c'est évident : on aime traverser en dehors des clous, nous changez pas les clous de place.»
Une note supplémentaire à la toute fin du livre : «Depuis la prépublication de cette histoire, Cavanna, Cabu, Wolinski sont morts. Nous ne sommes plus que deux./ A la tienne, Willem!» Pour Cabu et Wolinski qui ne sont pas toujours ménagés dans le texte, le 7 janvier 2015 est passé par là. Les balles tragiques à Charlie Hebdo font aussi partie de l'histoire d'Hara-Kiri.