Bien qu'existe une philosophie de l'art, art et philosophie ne s'accordent pas d'emblée, et semblent souffrir d'un certain strabisme : l'un regarde vers la beauté, l'autre vers la vérité. Cependant, la beauté, selon Platon du moins, dit quelque chose de la vérité, et la vérité a l'éclat de la beauté. Si bien qu'il n'est pas insensé de postuler que ce qui fonctionne par percepts (peinture, littérature) ou affects (musique), pour utiliser le vocabulaire deleuzien, a quelques «correspondances» avec ce qui fabrique des concepts (philosophie).
Mais correspondance en quel sens ? On peut songer à celui que, dans un poème éponyme des Fleurs du mal, lui a donné Baudelaire, selon lequel le monde serait «un symbole sensible et sensuel, perpétuellement à déchiffrer», à savoir le lien profond et parfois invisible unissant d'une part «l'Idée et la Nature» et, d'autre part, les diverses sensations entre elles (puisque «les parfums, les couleurs et les sons se répondent…»). Ou l'entendre simplement comme relations que les arts ont entre eux, justifiant par exemple qu'on veuille mettre en musique un poème. Ou bien encore comme «écoute» que certains philosophes ont prêtée à des artistes pour saisir ce qui, dans leurs œuvres, «correspondait» à leurs thèses (Deleuze et Bacon, Merleau-Ponty et Cézanne, Michel Henry et Kandinsky…).
«Phénoménologie du sentir»
Professeur à l'université de Poitiers, Philippe Grosos rappelle ces diverses acceptions de «correspondance» afin, par contraste, de mettre en relief le sens particulier qu'il lui donne, et qui doit s'appliquer au «et» du titre de son livre, l'Artiste et le Philosophe, où sont convoqués Georges de La Tour et Pascal, Fra Angelico et Thomas d'Aquin, Alberto Giacometti et Henri Maldiney, Liszt et Schelling, Fragonard et Diderot… L'ouvrage cherche à établir une «phénoménologie des correspondances esthétiques». Il ne relève cependant pas de… l'esthétique, au sens de la philosophie de l'art, mais, vraiment, de la phénoménologie, qui, depuis Husserl, se veut un «savoir rigoureux», tenant à l'effort «pour accéder à l'essence des phénomènes qu'elle décrit, et, par là, à leur vérité». Son propos sera donc de dégager l'«intime d'une pensée», son essence justement, et voir si elle peut «entrer en correspondance avec le cœur même, le nœud d'intelligibilité d'une œuvre artistique», au sens où l'une et l'autre, «sans s'être concertées», participeraient d'une «intuition commune».
Cette «communauté» ne peut pas se réaliser sur le terrain des idées, «car une œuvre d'art […] n'est pas affaire de concepts mais de mise en forme», ni sur celui de l'esthétique, dans le sens habituel qui l'attache à la beauté artistique, car la philosophie ne s'y réduit pas. La correspondance d'une œuvre à l'autre, contemporaines ou éloignées dans le temps, «ne peut se rencontrer que là où se déploie une communauté similaire d'expériences, d'épreuves, de traversées : dans l'existence» - si toutefois on admet que «l'artiste comme le philosophe engagent leur existence dans leur œuvre». Il ne s'agit pas, bien entendu, de rechercher des «croisements» biographiques entre tel artiste ou tel philosophe, Fragonard et Diderot par exemple. L'«existence» dont parle Grosos renvoie plutôt à «ce qu'on peut nommer, avec Heidegger, des existentiaux, c'est-à-dire des catégories structurant la façon qu'a l'existant d'être au monde», dans la mesure où y sont engagés tous les modes selon lesquels l'homme «manifeste sa présence, sa sensibilité comme son intelligence».
Dès lors, il faut couper de l'«esthétique» le vecteur qui la conduit à une «théorie des beaux arts», pour lui faire retrouver son sens originel (aisthesis = sensation) et la connecter à une «phénoménologie du sentir», où sentir ne sera pas réductible à éprouver, avoir des sensations, mais reconductible à la «modalité première» de notre accès au monde et aux autres. Aussi, «mettre en évidence des correspondances esthétiques, non seulement entre des pensées et des œuvres d'art, mais par là plus encore entre des philosophes et des artistes», revient-il à «se demander, dans les deux cas, comment les unes et les autres se donnent à nous, c'est-à-dire à la pensée comme au regard, voire à l'écoute».
Grosos rend hommage à Michel Serres, lequel, dans le troisième des cinq tomes de Hermès, avait déjà parlé d'«invariants», qui «œuvrent en sous-main à la constitution de pensées philosophiques comme d'œuvres picturales», et font voir comment «le peintre (Vermeer, La Tour ou Turner) traduit l'intuition du savant (Descartes, Pascal, Carnot), et non l'inverse, en se référant à un paradigme commun». Mais entre l'idée de «traduction» chère à Serres et celle de «correspondance esthétique» que propose l'Artiste et le Philosophe, il y a une réelle différence, que Grosos fait saisir par cinq «études de cas» - en commençant par celui de Georges de La Tour (1593-1652) et Blaise Pascal (1620-1662). Si on passe (mais Grosos ne le fait pas) sur ce qu'elle doit au Caravage, on note que la production artistique de La Tour laisse voir «deux genres, deux motifs et deux modalités de peinture» : les genres «sont ceux du laïque et du sacré», les motifs ceux du «divertissement et de l'édification» et les modalités celles «du diurne et du nocturne». Ce qui exprime par exemple le divertissement, c'est le jeu, le fait de jouer, qui est très sérieux, dans la mesure où il apparaît comme un «existential», «une catégorie fondamentale de l'existence humaine». Aussi les œuvres que La Tour consacre au jeu - aux joueurs de cartes, tels le Tricheur à l'as de carreau ou le Tricheur à l'as de trèfle, et aux joueurs de vielle, le Vielleur au chien, le Vielleur au chapeau, le Vielleur à la sacoche… - ne montrent-elles rien de divertissant, mais exhibent plutôt «la misère du monde» : «Les joueurs de cartes trichent, et les musiciens qui ne sont pas des angelots de cour mais de pauvres hères, apparaissent miséreux, et parfois, qu'ils soient voyants ou aveugles, filous ou naïfs, se battent entre eux.» Dans la Diseuse de bonne aventure, un jeune homme tend sa main à une vieille femme qui le divertit, pendant que «trois jeunes coquines s'affairent à le détrousser». Il en va de même dans les tableaux qui représentent le contraire du divertissement - le Paiement des taxes, les Mangeurs de pois, la Femme à la puce («le nu le moins érotique qui puisse être»), le Souffleur à la lampe - dans lesquels l'«affairement», dans sa «quotidienneté laïque», est toujours «pénible, banal ou ennuyeux».
Certes, une large part de l'œuvre du peintre lorrain, d'inspiration plus religieuse, a pour vocation de «nous soustraire à l'égarement du monde» et est tournée vers l'édification - même si, dans la série de ses portraits, il y a saint Thomas qui doute de la résurrection, saint Pierre qui renie le Christ, ou saint Jude, «patron des causes désespérées». Mais tout y est en clair-obscur, à la fois diurne et nocturne, visible et invisible, comme si le divin lui-même ne se manifestait que dans l'ambiguïté, une «présence qui ne s'atteste qu'en se dissimulant, qui ne se cache que pour se laisser deviner», comme si l'homme était toujours attiré par ce qui l'abat et aimanté par ce qui l'élève, déchiré entre la vanité du monde dans lequel il est pris et les conditions du salut dont il est épris. Tel est l'«existantial» que révèle la peinture de La Tour : c'est entre la chute et l'élévation que se déploie l'existence humaine. Or, Blaise Pascal exprime en pensée exactement la même chose que ce qu'en chiaroscuro donne à voir le peintre : «S'il n'y avait point d'obscurité, l'homme ne sentirait point sa corruption ; s'il n'y avait point de lumière, l'homme n'espérerait point de remède. Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu'il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître Dieu.» Voilà, à propos de la chute et de l'élévation, un exemple de «correspondance esthétique» entre le philosophe et l'artiste. Grosos en cite d'autres, qui rapprochent la pensée phénoménologique de Maldiney et les sculptures filiformes de Giacometti, la théologie de saint Thomas et l'art de Fra Angelico, ou encore la philosophie de Schelling et la musique de Franz Liszt, inscrites, à partir de la commune «génialité précoce» de leurs auteurs, dans une «double dimension d'affirmation puis d'effacement du Moi».
«Être vivant»
L'Artiste et le Philosophe analyse en profondeur cinq exemples de «correspondance esthétique». En ce sens il est assez modeste, et a raison d'inciter les philosophes à chercher d'autres rapprochements, afin de graver dans le marbre ce qui est ici esquissé d'une belle plume. Mais la visée du livre est très ambitieuse, car si la notion de «correspondance esthétique» était confortée dans sa pertinence, elle produirait un réel renouvellement «autant dans l'approche de l'œuvre d'art que dans l'écriture philosophique». Qu'on ne s'y trompe pas, en effet : c'est la notion même d'esthétique qui est mise à la question, sinon au bûcher. Kierkegaard l'avait pressenti, qui en avait fait un «stade» sur le chemin de la vie, précédant le stade éthique et le stade religieux. Et Nietzsche avait vu que «la question de l'appréciation des formes de l'art ne peut être qu'intimement solidaire d'une façon d'être en rapport à la vie, en un mot d'être vivant». «Mes objections contre la musique de Wagner sont d'ordre physiologique : pourquoi chercher encore à les travestir sous des formules esthétiques ?» écrivait-il.
C’est ce que, au-delà d’eux, réaffirme en un sens nouveau Philippe Grosos : l’esthétique tient à l’existence, à la façon pour le vivant d’être au monde - et non à la beauté. Mais pour parvenir à rapporter l’art à la vie, il faut que cette esthétique-là remplace ou débaptise l’autre : l’analyse intellectuelle des œuvres, soit la philosophie et l’histoire de l’art. Mince affaire !