Martin Winckler, qui vit au Canada depuis huit ans, est venu en France au mois de mars pour la sortie d'Abraham et fils. Il s'est notamment rendu à la librairie Gibier de Pithiviers (Loiret), la ville de son enfance qui s'appelle Tilliers dans le roman. Il n'exerce plus la médecine, et se consacre à l'écriture, mais il n'a pas manqué de s'intéresser au sort de la maternité locale, menacée de fermeture.
Vous avez écrit, dans votre blog : «De ma vie avant l’âge de huit ans, je n’ai presque pas de souvenirs.» L’amnésie de Franz, dans Abraham et fils, ressemble-t-elle à la vôtre ?
Disons que ça m'a donné l'idée de l'amnésie de Franz comme prémisse narrative. Mon amnésie (peut-être favorisée par l'exil et la souffrance familiale) était relative : j'ai pu me contenter des souvenirs imprécis, reconstruits, entendus, réimaginés dont je disposais pour ne pas me poser de questions sur mon passé (l'Algérie, Israël) et ne les aborder de front que bien plus tard. Ce que je voulais, c'est que Franz, lui, n'ait pas de réponse toute faite dans sa mémoire - et que, par conséquent, il se les pose sur le moment. Comme il a tout oublié, il est obligé de tout redécouvrir, progressivement, à partir du réel et non de ses souvenirs. Tout le cycle sera guidé par ces interrogations, en temps réel pour Franz, au sujet de l'histoire récente : dans Abraham et fils les deux grandes guerres, dans les volumes suivants l'Algérie, les guerres d'Indochine et du Vietnam, la guerre froide et Mai 1968. En tout cas, c'est le projet. Ça peut évidemment encore évoluer.
Que devient Franz dans le prochain volume ?
Il continue à grandir et, tandis que son père milite pour les droits des femmes au sein de la maternité de Tilliers (c'est l'époque de la contraception, des réseaux militants d'avortement clandestin), il découvre l'Angleterre, une autre pop culture, le cinéma… et la manière dont on enseigne l'histoire dans les lycées français et dont on la comprend au milieu de fils d'ouvriers, d'artisans et de petits commerçants, d'étudiants étrangers riches, de travailleurs immigrés, le tout sous la chape de plomb du gaullisme. C'est pour ça que ça s'intitulera ironiquement les Histoires de Franz.
Cela faisait combien de temps que vous n’étiez pas revenu à Pithiviers ? Y avez-vous encore des attaches ?
J'y allais régulièrement jusqu'à la mort de ma mère en 1993, mais j'y suis retourné aussi depuis. L'avant-dernière fois, c'était en 2015, quand je préparais le roman. J'ai beaucoup de camarades d'enfance à Pithiviers (il y a aussi des amis de mes parents), j'ai déjeuné et dîné avec eux et j'ai revu des femmes (infirmière, aide-soignante) avec qui j'ai commencé à travailler à l'hôpital en tant qu'aide-soignant, au début de mes études, et aussi d'anciens patients de mon père, et bien sûr les frères Gibier, libraires et fils du libraire de mon enfance. Mais j'y étais aussi retourné il y a quelques années pour signer Légendes et Plumes d'ange, qui parlent également beaucoup de Pithiviers. La maison familiale appartient encore à des membres de la famille, qui y vont souvent. Alors bien sûr, même si ça a beaucoup changé, ça n'est pas une ville étrangère. Il y a huit jours, quand je suis allé y signer, je me suis vraiment senti chez moi. C'était réconfortant.
Dans quel état avez-vous trouvé la France ?
Curieusement, alors que je ressentais un mélange de résignation désespérée au cours de mes séjours précédents, j’ai senti - bien sûr, c’est complètement subjectif - une sorte de bouillonnement que je n’ose pas qualifier de pré-insurrectionnel, mais en tout cas significatif d’un ras-le-bol général. Beaucoup de gens sont en train de passer de la frustration à la colère, et ça se voit via les mouvements comme la Nuit debout et tout ce qui vibre sur les réseaux sociaux. Pour la première fois depuis dix ans, j’ai le sentiment que les choses peuvent bouger. Elles risquent de bouger brutalement, comme quand une plaque tectonique passe par-dessus celle qui l’empêche de bouger, mais tout mouvement vaut mieux que l’immobilisme, la momification, le mépris et la violence institutionnels des soixante années écoulées. Comparée à des pays équivalents, la France est un pays aux institutions et au fonctionnement archaïques, un pays paternaliste, dogmatique et intolérant. Je le disais déjà il y a dix ans et certains me regardaient de haut, mais aujourd’hui, quand j’y vais, j’entends tout le monde le dire. Je trouve ça plutôt positif. La résignation - et le conformisme - sont en train de s’effondrer, le partage par l’Internet et les réseaux sociaux y sont pour beaucoup, et j’en suis très heureux.