Dans les Pêcheurs comme dans une tragédie, une catastrophe démarre sur les chapeaux de roues, une mère est conduite au seuil de la folie et des frères se haïssent. Finaliste du Booker Prize en 2015, le premier roman du Nigérian de 30 ans Chigozie Obioma emprunte des héros à Antigone et aux Sept contre Thèbes, et les installe dans le sud-ouest du Nigeria en 1996. L'auteur nous donne aussi à entendre, comme si elles provenaient des coulisses de ce théâtre qu'est la maison familiale, les rumeurs de trente années d'une guerre civile nigériane incessante. Le roman impressionne, non par la pitié que pourrait réveiller une fratrie brisée - Obioma se moque de faire perler la larme à l'œil du lecteur - mais par une construction limpide et sophistiquée, une langue à la fois soutenue et moderne, et par la rencontre si bien maîtrisée entre un genre littéraire occidental ancestral et une saga familiale nigériane contemporaine.
Monsieur et madame Agwu ont six enfants, dont quatre qui ont entre 9 et 15 ans. En l'absence de leur père, muté dans le Nord pour son travail, ces quatre-là s'aventurent au bord d'un fleuve qui leur est interdit. Vu autrefois «comme un Dieu», ce dernier est considéré depuis la christianisation du Nigeria comme «un lieu maléfique. Un berceau souillé». Les références au mal causé par la colonisation britannique abondent, et le chaos pénètre cette famille qui vit dans l'inquiétude permanente, ne sachant plus où donner de la tête entre un reliquat de croyances igbos, la situation politique du Nigeria et les merveilles que permettrait une «éducation occidentale». Sur une rive du fleuve erre le fou de la ville, Abulu. Il lance des prophéties auxquelles la population croit parce qu'une fois, il a vu juste. Le jour où Ikenna, l'aîné des fils Agwu, est visé par une malédiction d'Abulu, l'enfant se métamorphose pour le malheur de tous.
L'absence du père compte aussi dans la chute d'Ikenna, ce père qui attend de ses fils qu'ils deviennent «médecin, pilote, professeur, avocat». Il veut en faire «des poids lourds, d'impérieux, d'irrépressibles pêcheurs […], des fonceurs, des battants». Les Pêcheurs raconte la destruction d'une famille dont le père délaisse le présent pour un futur de «battants» promis par l'Occident. Un futur de pacotille.
Le père des Pêcheurs tient à ce que ses enfants aient une éducation occidentale. Est-ce celle que vous avez reçue ?
Oui, c’est pour ça que j’ai écrit ce roman en anglais : je peux parler, écrire les langues nigérianes, mais je les maîtrise moins que l’anglais. Le livre porte sur la domination de l’Afrique par l’Occident, et plus particulièrement sur celle du Nigeria par les Britanniques, qui imposèrent leur modèle éducatif, celui que mon père a choisi pour nous. Le roman est proche de ma propre histoire : le père de fiction comme le mien est un cadre de la Banque centrale du Nigeria. Maintenant, le mien est à la retraite et propriétaire d’un petit hôtel. Ma mère, elle, n’a pas reçu beaucoup d’éducation, elle est superstitieuse, a longtemps été mère au foyer et, aujourd’hui, elle a sa propre épicerie. Je voulais aussi écrire sur mon enfance, qui était très joyeuse, et sur la fratrie : j’ai onze frères et sœurs, nous sommes huit garçons et nous étions très libres, nous n’avions pas de limites.
Vous avez été élève d’un atelier d’écriture du Michigan et, à votre tour, vous enseignez dans le Nebraska. Est-ce utile, un atelier d’écriture ?
On n’y apprend pas à écrire. J’y suis allé parce que c’était la condition pour obtenir une bourse. Je voulais absolument partir aux Etats-Unis, alors j’ai pris l’argent et j’ai suivi les cours ! J’avais besoin des Etats-Unis pour publier mon roman, mais je ne l’ai pas écrit grâce à l’atelier d’écriture, je l’ai écrit bien avant. Quant à mes élèves, ils ont entre 16 et 18 ans ; à cet âge, peut-être qu’ils tirent profit des cours, à condition que l’écriture ait été travaillée dès l’enfance. J’ai écrit mon premier roman à 12 ans.
Etes-vous un lecteur de tragédies grecques ?
J’ai commencé à lire et à écrire grâce aux livres que je trouvais dans la bibliothèque de mon père : des pièces d’Eschyle, d’Euripide et de Shakespeare. Les codes de la tragédie n’étaient pas nouveaux pour moi, parce que la malédiction ou l’incarnation sont des croyances très présentes en Afrique. Mon père me disait que j’étais la réincarnation de son oncle. Je n’y croyais pas mais je baignais dans cette atmosphère lorsque j’ai lu les tragiques grecs. Quelques personnes m’ont dit qu’on ne lisait plus de tragédies mais je ne suis pas d’accord. Regardez, la tragédie traverse l’œuvre de Thomas Hardy.
Mais on ne lit plus beaucoup Thomas Hardy…
Peut-être, mais Tess d'Urberville est l'un de mes livres préférés, après les tragédies grecques.
Comme les enfants des Pêcheurs, avez-vous rencontré M.K.O. Abiola, le vainqueur de l’élection présidentielle de 1993 ?
J’ai grandi à Akure, sa ville natale, mais je ne l’ai jamais rencontré. Je voulais le faire apparaître pour restituer cet épisode crucial pour notre pays : l’élection fut invalidée par le régime militaire, Abiola a été emprisonné jusqu’à sa mort, en 1998. Et puis, on racontait beaucoup d’histoires sur lui. Il était une célébrité, une sorte de Donald Trump, très populaire, passant tout le temps à la télé. C’était un homme d’affaires richissime, l’un des plus riches d’Afrique.
Votre prochain roman aura-t-il aussi pour cadre le Nigeria ?
Non, il se passera à Chypre. J'y ai vécu seul lorsque j'ai quitté le Nigeria, à 22 ans, en y laissant mes frères et sœurs. C'est de là-bas que j'ai écrit la plus grande partie des Pêcheurs. J'ai besoin de quitter un lieu pour écrire dessus. A Chypre, je découvrais une île pauvre coupée en deux, avec une partie qui subissait l'embargo des Nations unies mais où l'accès à l'électricité et à l'eau ne posait pas de problème. Pourquoi, dans mon pays, sixième puissance pétrolière - ce qui fait que le Nigeria n'est pas représentatif de l'Afrique -, ces services élémentaires n'étaient pas assurés ? Je ne pense pas que les autres sont responsables de l'état du Nigeria. Certes, il y eut la colonisation britannique qui a brisé l'unité, mais nous sommes l'un des pays les plus corrompus au monde. C'est un roman écrit sous l'impulsion de la colère.