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Libération
Critique

Bain rituel à remous en Haute Galilée

Le romancier israélien Eshkol Nevo fait tournoyer amour et religion sur fond de malentendus culturels
publié le 22 avril 2016 à 17h21

Peut-être que le personnage principal, c’est la ville. Une ville israélienne de Haute Galilée qui, à cause de ses tombeaux de justes et édifices saints, attire croyants et bigots, religieux et superstitieux de tout le pays et bien au-delà. On vient pour y demander fertilité, bonheur, richesse et autres bienfaits. Naguère, la ville était connue pour son quartier d’artistes, c’est fini depuis longtemps. Aujourd’hui, dans le quartier d’artistes, il n’y a plus que des chats et des maisons abandonnées.

Peut-être que l’histoire tourne autour de l’opposition entre la Ville des Justes (on croit reconnaître Safed) et un quartier périphérique que tout le monde appelle «la Sibérie», parce qu’il est habité par des nouveaux immigrants russes, juifs ou pas, mais solidement incroyants. Le point de départ, c’est un don que Mendelstrum, vieux et riche juif américain, fait à la mairie de la ville pour qu’elle construise un mikvé (bain rituel) à la mémoire de son épouse. Cette pieuse et modeste initiative va déclencher une série de mini-catastrophes impliquant notamment Abraham Danino et Moché BenTsouk.

«Farce». Le premier, maire de la ville, rêve de se trouver une nouvelle femme, une Olga ou une Marina, parmi les immigrantes russes. «Il l'aiderait à s'acclimater à la ville. Tous deux entretiendraient une liaison clandestine pendant quelques mois. A force de caresses, leurs différences culturelles seraient compensées par leur union charnelle… Ensuite, il quitterait son foyer sinistre et s'installerait chez elle. Parce qu'il n'était pas trop tard pour tout recommencer.» Le second, éternel outsider, ex-kibboutznik et ex-officier de renseignements, devenu religieux et marié à une fille de rabbin, essaie d'oublier Ayelet, son amour de jeunesse. Autour de cette sombre (et comique) histoire de mikvé, on rencontrera du sacré et du burlesque, de la bigoterie et du mysticisme, la nostalgie de l'amour perdu et la brûlure inextinguible du désir. En dehors de Danino et de Moché, on découvrira d'autres outsiders : Ayelet (sa vie aurait-elle été différente si son père ne s'était pas suicidé et si sa mère l'avait aimée ?), Anton (un Russe non juif), Daniel, un enfant à l'intuition presque surnaturelle. «[Il] est le seul être qui ait plu à Anton dans son nouveau pays. Parce que tout le reste n'était qu'une énorme farce à ses yeux : les chants russes sur lesquels on plaque des paroles en hébreu à la radio. Les religieux qui portent des costumes boutonnés jusqu'au cou en plein été, les sandales orthopédiques multicolores que toutes les femmes locales chaussent.»

Et il y a cette bande de Russes du troisième âge, parachutés dans un pays dont ils essaient de ne rien savoir, et réciproquement, et qui, en faisant du mikvé un usage profane, et bientôt sexuel, vont faire exploser le fragile équilibre de la Ville des Justes. Mais le plus étonnant, c'est peut-être Naïm, un jeune maçon arabe qui aime plus que tout l'ornithologie et la beauté des paysages et qui passe tous ses moments de liberté à observer les oiseaux avec ses jumelles. C'est le personnage le plus doux et le plus droit de cette histoire, une sorte de saint François d'Assise moyen-oriental. Dans ce roman, les hommes ont tendance à fantasmer et les femmes à agir. Quelquefois, comme Katia, elles ont un coup de fatigue, «fatigue à l'égard des hommes en général qui vous font croire au début qu'ils s'occuperont de vous, alors qu'en fin de compte, il s'avère que c'est vous qui les prenez en charge».

Discipline. L'histoire est racontée avec un mélange de délicatesse, d'humour et de perspicacité. Il est question de malentendus culturels et de religion. Religion voulant dire ici : sens de la vie et discipline. Certains deviennent religieux, d'autres envisagent de laisser tomber, la religion n'ayant pas tenu toutes ses promesses : la discipline, ils l'ont trouvée, mais pas le sens de la vie. Il est question d'amour entre parents et enfants, entre hommes et femmes. Comme celui qui renaît entre Moché et Ayelet. «Il ressent la terreur de s'être épris à nouveau d'elle, ce sentiment qu'il n'éprouve qu'en sa compagnie qu'il appartient, appartient enfin à la communauté des hommes.»

Le jeune et pur Naïm serait-il le plus lucide de tous ? A sa mère qui, pour le dissuader de quitter le pays, dit : «Ils ont annoncé qu'il y aura peut-être un accord de paix avec les Yahoud», il répond : «Il n'y aura pas d'accord, maman. Tous ceux qui ont essayé de faire la paix ont été assassinés. Ce pays est maudit.» Il y en a un autre qui part, c'est grand-père Nahoum, un fondateur du kibboutz qui, soixante ans après avoir posé le pied en Galilée, retourne à la Mère Russie, il n'a pas émigré en Israël pour finir en petit-bourgeois. Un jeune et un vieux, un Arabe et un Juif, les deux personnages les plus intègres de cette histoire sont persuadés qu'il n'y a pas d'avenir possible dans ce pays.