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Libération
Critique

L’illusionniste berné

La revanche d’un orphelin et d’une fille paumée par Neil Bartlett
publié le 22 avril 2016 à 17h21

Deux estropiés en danger dans la société britannique de 1953 se rencontrent : Pamela est une jolie femme de 27 ans, paumée, dont le travail souvent consiste à être maltraitée par les hommes, et Reggie, la vingtaine, un orphelin homosexuel qui claudique depuis l'enfance à cause de la polio. Ils ont en commun une grande intelligence, le refus de la pitié et l'espoir d'être heureux. Dans le conte qui les réunit, le monstre pour lequel ils travaillent, Monsieur Brookes, tient à la fois du bateleur et du patron lubrique. Brookes est illusionniste de son métier mais ce n'est pas le meilleur du pays, car il a un train de retard sur les numéros à la mode. Son attirail de professionnel, dont il prend soin, «gants, baguette, chapeau claque et cordelettes», sans oublier les menottes, ressemble à un nécessaire de fétichiste. Lorsque de la main il guide son assistante du moment sur la scène, il le fait «d'un geste de propriétaire». L'enjeu, pour Pamela, nouvelle recrue et assistante en or, et pour Reggie, l'indispensable homme à tout faire de Brookes depuis des lustres, consiste à jouer un tour à ce personnage dont l'entourloupe est pourtant la spécialité. Leur mission s'achève le jour du couronnement d'Elisabeth II, qui en juin 1953 mit Londres sens dessus dessous. Pamela et Reggie, en s'émancipant de l'autorité de Brookes, font d'une pierre deux coups et se libèrent enfin du jugement des autres.

Quatrième roman traduit en français du Britannique né en 1958 Neil Bartlett, metteur en scène, dramaturge, acteur, romancier et figure importante de la culture gay, le  Garçon dans l'ombre compte plusieurs mises en abyme, à commencer par celle d'une littérature anglaise qui maltraite l'enfant tout en lui donnant le premier rôle ; c'est du théâtre dans le théâtre, grâce à un narrateur interventionniste dont la rhétorique et la malice sont celles d'un prestidigitateur prenant le public à témoin. C'est enfin l'histoire d'un arroseur arrosé avec, dans ce rôle, l'odieux employeur.

Que l'auteur soit un homme de théâtre transparaît à chaque ligne. Nous sentons l'odeur des tissus et des draperies qui habillent une salle, et nous entendons des barres métalliques se heurter en coulisses. Le décor est un mélange de maison close et de fête foraine : soies rouges et écrues, miroirs en veux-tu en voilà, malle de magicien matelassée à la manière d'un cercueil de Dracula. Les corps travaillent. Ils se plient pour se rendre minuscules, se pomponnent, saignent, et Reggie au début du livre est un pantin ne demandant qu'un peu d'attention pour s'articuler. La façon dont le jeune homme se délie après avoir fait l'amour, dans les dernières pages, est ravissante et enthousiasmante. Le Garçon dans l'ombre est aussi un roman sur les mères - les bonnes. Reggie s'adresse régulièrement à la sienne, qui est aux cieux. Un jour où il en a gros sur le cœur, il lui donne des nouvelles de Pamela. «En d'autres termes, il ne parla pas du tout de sa vie à lui. Les mères sont capables de produire cet effet.»