Martin Gray, l'auteur d'Au nom de tous les miens, best-seller mondial paru en 1971 aux éditions Robert Laffont, est mort à Ciney (en Belgique, où il vivait depuis 2001) dans la nuit du 24 au 25 avril. Il avait 93 ans. Il était l'incarnation de ce qu'on appelle aujourd'hui la résilience, et avait consacré sa vie à témoigner, à transmettre une indéracinable «foi en l'homme».
Né en Pologne, le jeune Martin Gray (Mietek Grayewski) a 17 ans quand les Allemands envahissent son pays. Dans le ghetto de Varsovie, où il se retrouve enfermé, comme tous les Juifs, il fait de la contrebande, et noue suffisamment de relations pour sauver son père de la déportation. Il est cependant déporté, avec sa mère et ses deux frères, au camp de Treblinka. Lui seul survit, d'abord affecté aux sonderkommandos, chargés de sortir les cadavres des chambres à gaz, puis affecté dans d'autres services, dont le tri du linge. Il parvient à s'échapper, retrouve son père, mais c'est pour le voir tué sous ses yeux pendant l'insurrection du ghetto de Varsovie. Il s'échappe à nouveau, termine la guerre dans l'Armée rouge, et s'exile en 1947 aux Etats-Unis, où il rejoint une de ses grands-mères.
Naturalisé américain en 1952, Martin Gray vend aux antiquaires -selon lui parfaitement au courant- des porcelaines qu'il fait fabriquer en Europe. Il se marie, et s'installe dans le Sud de la France, à Tanneron (Var). Là, en octobre 1970, il perd à nouveau tous les siens -sa femme, leurs quatre enfants- dans un incendie. L'année suivante sort Au nom de tous les miens. Martin Gray n'est pas devenu écrivain du jour au lendemain: c'est Max Gallo qui a mis en forme son autobiographie. «J'ai recomposé, confronté, monté des décors, tenté de recréer l'atmosphère», écrit le romancier dans sa préface. Résultat: un récit qui «arrange» les faits. A tel point que la journaliste Gitta Sereny fait paraître deux enquêtes en Grande-Bretagne, en 1973 et 1979, où elle met radicalement en cause le témoignage de Martin Gray, et cite les ouvrages (déjà sujets à caution) où ont été puisés les éléments de description de Treblinka.
Pas tout à fait un roman, pas complètement un document
En France, la polémique ne semble avoir émergé qu'en 1983, lors de la sortie du film de Robert Enrico, adapté du livre dont il arbore le titre, et tourné de manière à être tronçonné en téléfilm à épisodes. Pierre Vidal-Naquet, s'appuyant sur les travaux de Gitta Sereny, accuse Martin Gray, dans le Monde, d'avoir «inventé de toutes pièces un séjour dans un camp d'extermination où il n'a jamais mis les pieds». Puis, deux mois après, le 30 janvier 1984, l'historien se rétracte. Il a rencontré Martin Gray, celui-ci l'a convaincu qu'il avait bel et bien vécu ce qu'il racontait, le ghetto de Varsovie puis Treblinka. Ce qui n'empêche pas les incohérences relevées dans le texte. Quant à Max Gallo, il a indiqué, toujours dans le Monde, en 1983, qu'il avait «recueilli les souvenirs» de Martin Gray: «J'ai écrit avec lui Au nom de tous les miens, utilisant à la fois mon métier d'historien et ma vocation de romancier.» Disons qu'Au nom de tous les miens est un récit élaboré par un écrivain à partir d'une expérience vécue. Pas tout à fait un roman, pas complètement un document.
Martin Gray, après le succès de son livre, s'est relevé une nouvelle fois, s'est remarié, a eu des enfants, et a signé d'autres ouvrages. Les deux derniers sont Au nom de tous les hommes (Editions du Rocher, 2004) et Ma Vie en partage, entretiens avec Mélanie Loisel (Editions de l'Aube, 2014).