Un accident : un pick-up recule dans une embardée et broie le pied droit d'un gamin. Un cirque : des jeunes filles font des numéros de haut vol et de marche céleste sans filet, sous l'œil concupiscent du patron de la troupe, un dompteur de lions. Une religion : les jésuites ne sont pas des enfants de chœur mais des endoctrineurs capables de purger leur bibliothèque en jetant aux flammes de bûchers d'ordures des ouvrages profanes ou séditieux. Surtout quand ils racontent comment le catholicisme a été injecté dans la tête des indigènes du Mexique. Et puis, un plaidoyer pour l'avortement. Et encore du sexe, avec des orgasmes crus, violents ; le sida et cet infâme sarcome de Kaposi qui défigure ; des putains ; des transsexuels. Au passage, un hommage à Shakespeare, Dickens, Hardy, Melville, Hawthorne. Avenue des mystères, quatorzième roman de l'Américain John Irving est du pur… Irving.
A 74 ans, jamais las d'embrasser et de brasser ses thèmes chéris, de conjurer ses peurs viscérales (les accidents) et de pratiquer la lutte (pour de vrai et au figuré), l'écrivain qui fit une entrée fracassante dans le cercle des conteurs avec le Monde selon Garp (1980), et livra voilà trois ans un réjouissant A moi seul bien des personnages (avec pour héros un «suspect sexuel», Billy, un bi), revient. Sur la table : plus de 500 pages qui vous trimballent du Mexique aux Philippines, en passant (pas assez longtemps à notre goût) par les Etats-Unis, entre bouffées de rire (Irving est un magicien du loufoque et du baroque), spasmes sur la misère, mais aussi un certain déboussolement quand le romancier taquine le paranormal et les esprits, ou s'égare (trop) dans des histoires de bondieuseries.
Viagra et Lopressor
Voici l'histoire peu ordinaire de Juan Diego Guerrero, écrivain, «maître de la fatalité» de renommée internationale. On rencontre l'homme au crépuscule de sa vie. Il a 54 ans, quarante ans de claudication derrière lui. L'infirme est sous double médication : pilules de Viagra contre le manque d'appétit sexuel et Lopressor pour son cœur fragile, un bêtabloquant contre les poussées d'adrénaline qui lui «bloquent la mémoire», et lui «volent» son enfance et ses rêves. Lors d'un voyage aux Philippines, ballotté d'hôtels en aéroports, il trappe quelques doses de bêtabloquant. Le passé, alors, «l'entoure comme des visages dans une foule».
Des humains loqueteux, des spécimens canins, des charognards. Juan Diego grandit à la lisière de la décharge publique de Oaxaca, au Mexique, dans l'odeur de l'incinération de chiens morts. Il est alors indissociable de sa jeune sœur Lupe, ainsi nommée en hommage à la vierge de Guadalupe apparue à un indigène du Mexique en 1531. Juan Diego se taille le sobriquet de «lecteur de la décharge» : il a appris à lire seul les ouvrages en espagnol et en anglais balancés au rebut par les jésuites d'un orphelinat alentour. Lupe, elle, baragouine un langage que seul son frère comprend. Elle est surtout extralucide, capable de lire dans les pensées des autres. L'intrigant duo d'ados est né de père inconnu, mais d'une mère mal nommée Esperanza, femme de ménage à l'orphelinat du coin le jour, prostituée la nuit, «tuée» par une statue géante de la vierge Marie. Esperanza est littéralement morte de peur après avoir croisé du haut de son échelle le regard courroucé de la madone tandis qu'elle lui époussetait le nez. «Elle est de mauvais poil la vierge», avait tenté de prévenir Lupe.
Hippie mezcalisé
Les deux gosses feront brûler son corps en même temps que celui d'un chiot, et d'un brave gringo américain, objecteur de conscience qui refusait de mourir au Vietnam. Le hippie mezcalisé réfugié à Oaxaca s'était promis de visiter le cimetière américain de Manille pour rendre hommage à son père, mort aux Philippines à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Juan Diego lui avait fait le serment de faire le voyage à Manille à sa place, en cas d'accident. C'est précisément ce périple qu'il est en train d'accomplir quand on découvre le héros d'Avenue des mystères. Un voyage symbolique, un voyage de romancier ?
L'intrigue, comme toujours chez Irving, est bien plus foisonnante que cela. Rompu à l'art du romanesque et des grandes fresques, il ne lésine ni sur les péripéties et les morts brutales et violentes ni sur les personnages secondaires fort pittoresques. Une mention spéciale revient sans doute au couple formé par Flor, trans hommasse d'allure, mais attirante et féminine avec Edward, un ex-jésuite homo américain d'Iowa City. Ce sont eux qui veilleront à ce que Juan Diego Guerrero accomplisse son destin et devienne un écrivain célèbre qui jamais «ne raconta sa propre vie […] Il avait donc imaginé ses peurs», et jamais ne dérogea à ses règles d'auteur digne de ce nom : «La vie est un modèle trop bordélique pour un roman. Les personnages fictifs sont plus cohérents, plus consistants, plus prévisibles. Les bons romans ne sont jamais des fourre-tout, alors que le désordre fait bel et bien partie de la vie.»
En outre, Juan Diego Guerrero «méprisait ce qu'il appelait "la thérapie par l'écriture", et jugeait que le roman mémoriel abêtissait la fiction et trahissait l'imagination». Juan comme John… Irving.