Sens dessus dessous est le titre de ce roman dans lequel les relations et les êtres sont bousculés au point de se retrouver «cul par-dessus tête», comme le constate la narratrice, une étudiante apprentie romancière. Pour affûter sa plume, elle observe attentivement la famille d'adoption que sont les habitants de son immeuble. Le voisinage, c'est du sérieux, un sujet fertile sur lequel chacun a son mot à dire. Unité de lieu, donc : un immeuble «cossu dans un quartier pauvre» de Cagliari. Le monsieur du dessus, Levi Johnson, violoniste septuagénaire dont l'appartement occupe un étage entier, le plus noble, descend un jour frapper à la porte de notre narratrice. «Il me voyait toujours avec un tas de livres, alors il était sûr de pouvoir me faire confiance.» Il cherche une «gouvernante» pour tenir son appartement car son épouse est partie, allez savoir jusqu'à quand. Plus qu'une «gouvernante», dont il n'a que faire, monsieur Johnson cherche de la compagnie. En échange, celle dont il ne définit pas le cahier des charges sera nourrie et logée chez lui. Cela ne fait pas un pli : la femme qu'il lui faut habite en dessous de chez la narratrice, prise en sandwich entre ces deux futurs amants du troisième âge. La candidate taillée sur mesure pour le poste s'appelle Anna. Elle manque d'argent, vit seule à l'étroit avec sa fille et souffre d'une maladie cardiaque que des trajets quotidiens pour aller travailler ne doivent pas arranger. Anna, une sainte qui toujours pardonne à ceux qui l'offensent, saute sur la proposition. Levi et elle tombent amoureux, l'officielle madame Johnson revient et tout est à l'avenant, sens dessus dessous : la narratrice ébahie découvre la judéité de Levi Johnson à la manière dont Victor Pivert dans Rabbi Jacob s'étonnait que son chauffeur Salomon fût juif ; propriétaire de l'appartement occupé par son mari, madame Johnson est riche, or «qui a jamais vu une Sarde riche avec un Américain pauvre ?» Enfin «cul par-dessus tête», telle est la position dans laquelle le père de la narratrice s'est suicidé en se pendant au plafond.
Ecrivaine sarde née en 1959, auteur du très remarqué Mal de pierres en 2007, Milena Agus habite Cagliari, dont le livre nous fait humer l'air parfumé au basilic et apercevoir le soleil. Elle invente des personnages aussi fragiles que des brindilles, qui, face aux accidents de la vie, sont comme ouverts à tous les vents, ainsi qu'on le dit d'un espace. Ils se protègent les uns les autres dans un bâtiment composé de «deux ailes en L majuscule», et dont la narratrice habite «le L qui ne voit pas la mer». Au contact de ses voisins, elle apprend la quadrature du cercle et emmagasine de la matière romanesque.
Sens dessus dessous associe la légèreté à la tristesse. Une nonchalance enveloppe les chagrins si bien que personne ne dramatise, c'est agréable. Johnson fut un célèbre violoniste de jazz avant qu'«une grave dépression l'éloigne définitivement de son public». Un beau jour, il reprit des forces et se remit à jouer, sur des paquebots, pour des croisières. Interview de l'artiste à ce moment-là, juste après le creux de la vague : « - Etes-vous un homme heureux ? - Moi, je dirais que oui. - Le problème vient peut-être du fait que les autres ne sont pas heureux avec vous.» Réponse de Johnson à cette question perfide : «J'aimerais bien qu'ils le soient. - Ils ne le sont donc pas ? - Non.» Cet entretien eut lieu longtemps avant que Levi ne rencontre Anna, qu'il rend certainement heureuse.