Sans doute, depuis Hippocrate, la médecine s'est-elle toujours trouvée tiraillée entre deux tendances : «prendre soin» d'un sujet, momentanément malade, ou «traiter» une maladie, dont tel ou tel corps, indifféremment, est atteint. Il semblerait qu'avec le temps, la première tendance, au moins dans le discours médical, se soit imposée. Pourtant, dans un texte daté de 1970, le psychanalyste Donald W. Winnicott craignait encore que le geste thérapeutique, le traitement technique de la maladie (cure), ne «prenne le pas» sur le soin (care), comme «intérêt et attention portés au patient qui souffre». Il est certain que, du côté des patients, cette crainte est bien réelle, d'être des «numéros» ou des «corps sans nom» - parfois abandonnés sur un brancard dans un couloir d'hôpital.
«Diagnostics». Aujourd'hui, le «nouvel horizon des politiques de santé à l'échelle internationale» est constitué par la «médecine personnalisée». L'appellation est rassurante, en ce qu'elle indique que la médecine est une pratique relationnelle, qu'elle associe indissolublement care et cure, et s'adresse à une personne, un sujet particulier, enraciné dans une histoire, relié à un milieu social, professionnel, religieux, etc. Tout va bien, donc : le médecin traite enfin ses patients non comme des «corps-objets soumis à ses savoirs» et aux «pouvoirs des techniques médicales», mais comme des «subjectivités singulières souffrantes» - et le patient ainsi humanisé s'en trouve bien heureux. Mais ce n'est pas si simple, comme le montre dans la Médecine personnalisée le philosophe Xavier Guchet, professeur à l'université de technologie de Compiègne, héritier, quant à la pensée de la technique, de Gilbert Simondon, et, sur le versant de l'épistémologie biomédicale, de Georges Canguilhem.
Depuis les années 90 - autrement dit depuis le «tournant génétique» de la cancérologie et le rôle paradigmatique attribué à l'activité des proto-oncogènes cellulaires (qui «ne remplissent plus leur fonction régulatrice et deviennent des oncogènes, favorisant la survenue et le développement des cancers») - la «médecine personnalisée» fait l'objet d'innombrables débats, dus entre autres au fait que son nom est assez ambigu. On pense intuitivement qu'elle désigne une médecine ad personam, où personne aurait, disons, le sens philosophique de sujet doté de conscience de soi, en possession d'une identité, capable d'actions morales, porteur de liberté et de responsabilité. En réalité, dans le langage épistémologique contemporain, le programme de la «médecine personnalisée» - qui implique tous les acteurs de la santé, «chercheurs, cliniciens, pouvoirs publics, industriels, associations de patients» et qui, soumise au marché libéral, fait la fortune des grands laboratoires pharmaceutiques - se réfère à la «promesse de diagnostics et de thérapies finement adaptés aux caractéristiques génétiques de chaque patient pris individuellement», et à l'amélioration de ces traitements grâce aux nouvelles technologies du séquençage à très haut débit des génomes, aux puissants outils d'analyse des réseaux d'interactions moléculaires complexes, de biostatistique et de modélisation informatique.
Biomarqueurs. Elle traduit donc une conception «exclusivement biologique et moléculaire» de la «personnalisation» : la thérapie génique, qui fait naître beaucoup d'espoirs, notamment en cancérologie, est en ce sens une thérapie individualisée, ciblée, adaptée à «la carte d'identité» génétique et cellulaire du patient - mais non à ce qu'il «est» ontologiquement, existentiellement, moralement, socialement, etc. Les tenants du cure triompheraient donc de nouveau sur ceux qui s'attachent au care - et il est fort probable que cette victoire sera soutenue par tous si la médecine d'aujourd'hui, qu'elle se qualifie ou non de «personnalisée», parvient à traiter de plus en plus de pathologies aux réponses thérapeutiques encore insuffisantes, cancers, diabètes, maladies cardiovasculaires ou neurodégénératives…
La position de Xavier Guchet est d'un extrême intérêt, parce qu'elle sort justement de ce dilemme et propose une thèse tout à fait originale : c'est du foyer même de la médecine personnalisée - la médecine hautement technicisée, qui applique prioritairement la génétique et les biomarqueurs à la clinique, et qui est accusée de n'être plus «humaine et sociale» - que va sourdre un nouveau concept de la personne. Au lieu donc de partir d'une éthique de la personne, «pour juger en position de surplomb la médecine personnalisée», Guchet part de l'épistémologie et des techniques sophistiquées de cette médecine moléculaire, voire pharmacogénomique, pour montrer que «sur ce plan, déjà, dans la fabrique même des concepts et des outils de diagnostic et des thérapies moléculaires, la médecine est contrainte d'assumer un concept de personne irréductible aux molécules».
Impact. La Médecine personnalisée est un ouvrage très rigoureux, dense, soutenu par d'impressionnantes connaissances philosophiques et médicales (aussi certaines pages sont-elles ardues), qui devrait avoir le même impact que les premiers travaux de Simondon ou de Canguilhem, voire - toute distance de pensée gardée - de Michel Foucault sur le bio-pouvoir, et qui, surtout, pointe des problèmes de santé, de politique de santé, de rapports entre soignants et soignés, auxquels personne ne peut se dire étranger. On laissera découvrir la façon dont, après avoir dessiné le contexte historique et scientifique où émerge la médecine personnalisée, Xavier Guchet rapproche le «biomarqueur moléculaire» de la notion de «trace» que l'on trouve chez Emmanuel Levinas et Jacques Derrida, afin de montrer que «dans sa signification biologique et dans sa valeur clinique», il est essentiellement lié à ce qui, «au-delà de toute choséité», fait «la spécificité de la personne humaine» - c'est-à-dire la transcendance. «En accumulant et traitant des données moléculaires en masse, on ne trouvera jamais la personne», a-t-on dit. Et si ce n'était plus vrai ?