Le monde paraît en manque de fantômes. Il y a eu ces dernières années une recrudescence de vampires et de zombies dans les littératures de l’imaginaire, mais il semble que le bon vieux spectre dans sa maison hantée ait déserté le théâtre de nos peurs. Se plonger dans Jean Ray a ce premier mérite de procurer un sentiment d’exotisme prononcé. Voire un sentiment adjacent de la madeleine de Proust. D’autant que les œuvres de ce maître belge du fantastique (1887-1964) se trouvaient épuisées depuis les années 80. Bien sûr, rien n’est introuvable dans notre société et il est toujours possible de le dénicher en bibliothèque entre Ann Radcliffe et Henri de Régnier, non loin de Maurice Renard, de farfouiller dans les piles poussiéreuses des vide-greniers, voire de commander les titres en ligne. Les exemplaires de seconde main encore égayés dans la nature, avec leur couverture vintage, peuvent toucher la fibre nostalgique d’un temps où la littérature populaire se pliait et voyageait dans la poche comme un doudou.
Diable en bordée. Un créateur de fantômes devenu fantôme… C'est sans doute pour remédier à ce paradoxe, et peut-être même pour réinfuser un peu de brume fantomatique dans nos esprits, que les éditions Alma ont décidé d'exhumer les œuvres de Jean Ray, sous la direction de l'universitaire et spécialiste incontestable Arnaud Huftier. Le plan de charge comprend dix volumes, respectueux des premières versions éditées. Le chantier paraît immense. L'homme, un graphomane comparé dans cette particularité maniaque à Stephen King, aurait produit 6 500 textes… Que de recoins sombres, de ruelles torves et d'histoires épouvantables à redécouvrir. «Jean Ray revient, le diable est en bordée !» nous promet-on. Pour le craindre, il faudrait croire aux fantômes. A voir.
Les deux premiers livres sortis fringants en librairie ces derniers jours, avec des couvertures en noir et blanc signées d'un de ses passionnés, Philippe Foerster, donnent un bon premier avant-goût de frisson. Tout recommence, comme tout a commencé quelque part un jour pour Jean Ray avec les Contes du whisky (1), son premier recueil de nouvelles fantastiques, publié en 1925. L'auteur belge de 38 ans, qui a déjà signé des centaines de textes dans des revues mais inconnu du grand public, réalise alors un coup de maître, en vend 15 000 exemplaires en quelques semaines et se trouve aussitôt décrit comme l'«Edgar Poe belge». Si l'univers de ses courtes nouvelles s'avère indéniablement fantastique, c'est aussi «le style oral utilisé pour retranscrire les hallucinations nées du whisky», selon Arnaud Huftier, qui est remarqué par la critique. «Jean Ray proscrit l'introspection, au profit d'une parole délibérée. Il n'y a pas d'action, pour lui, que par la parole, et il n'y a de psychologie que par la manière dont on raconte l'action.» De fait, on y plonge dans des récits distillés dans les vapeurs d'alcool, aux abords de docks pluvieux et de navires déglingués, dans un bar qui a ironiquement pour nom «Site enchanteur». L'atmosphère a à voir avec les codes victoriens, là où les horreurs de la nuit font partie de la vie. Le fog apparaît ainsi en protagoniste majeur, comme toutes les présences clandestines et plaintives qu'il cache en ses replis. D'ailleurs le conteur ne jure que par Dickens. Si l'alcool est omniprésent, les mets représentent aussi un élément majeur du décor. «Qu'avez-vous faire servir là ? Des huîtres, des tranches de fromage de Hollande, larges et saumonées, des filets de kippers et des pickles ? Excellent homme, vous me traitez comme un roi.» Moments brefs de félicité nécessaires à délier la langue et à faire émerger les histoires, pour mieux ensuite saisir physiquement d'effroi. «Et l'ombre derrière moi pesait sur ma chair frissonnante comme la détresse sur mon cœur.»
C'est dans une ville anglaise, Ingersham, que se situe la Cité de l'indicible peur, adapté au cinéma par Jean-Pierre Mocky en 1964 avec Bourvil. Le roman sera perçu, à sa parution en 1943 à Bruxelles, comme un faux roman policier ou un faux roman fantastique. Le liminaire prépare le lecteur à l'arrivée imminente des «Ils…» qui sèment la «Grande Peur» depuis l'époque de Chaucer et jusqu'à nos jours. «La logique dit non mais, devant la Grande Peur, elle n'est qu'un oiseau affolé qui fuit à larges coups d'ailes vers l'horizon, laissant les hommes qui espèrent encore en elle sans protection ni défense.» De telles envolées, qui peuvent paraître un peu grandiloquentes, préparent à une intrigue plus second degré. Sigma Triggs, le personnage central, est un ancien fonctionnaire de Scotland Yard, poursuivi par le fantôme du seul criminel qu'il a démasqué et qui fût pendu. Pour y échapper, il se réfugie dans une demeure qu'il a héritée à Ingersham. C'est le prélude à une série de meurtres, suicides et disparitions inexplicables.
Minuit quarante-cinq. Triggs trouve dans un vieux fonctionnaire aux écritures une compagnie agréable et cultivée qui lui rappelle Hamlet : «Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, que n'en peuvent rêver les philosophes.» A Ingersham en tout cas, il y a foule de revenants, tueuse en série, ombre de minuit quarante-cinq et démon cannibale dans le tableau. On y prend le thé et on mange beaucoup aussi. Vu comme un potentiel brillant détective, Triggs se fait ballotter par les événements. Et c'est là tout l'art de Jean Ray : parvenir à créer un climat propice à amener l'épouvante - remugles, obscurité, brouillards malfaisant - sans se prendre trop au sérieux. Car au fond, on se demande si derrière cette hécatombe de notables, le roman ne prend pas pour cible l'ambiance délétère d'une petite ville de province, où tout le monde commente ce que fait tout le monde. Seul l'horrible fantôme de l'hôtel de ville est à même de le dire…
La légende voudrait que Jean Ray, de son vrai nom Raymond Jean Marie De Kremer, aurait eu fait le tour du monde et joué les contrebandiers durant la prohibition aux Etats-Unis… Il se retrouvera quand même à l'ombre pour fraude, précise Arnaud Huftier, dans la ville de Gand «qui l'a vu naître et qu'il n'a jamais quittée». Nul besoin d'aller très loin pour réveiller les esprits.