Un article du numéro de mai de la NRF est intitulé : «Bernanos, un intrus à la NRF ?» Guillaume Louet (qui a participé à la récente édition Pléiade des Œuvres romanesque complètes de l'écrivain né en 1888 et mort en 1948) y réunit et y présente sur une trentaine de pages des correspondances inédites entre Georges Bernanos et Jean Paulhan et entre Georges Bernanos et Gaston Gallimard. C'est à la fois passionnant et émouvant, même si la passion est là plus présente chez l'éditeur que chez l'auteur.
«Bernanos ne figure pas parmi les écrivains dont la gloire serait inséparable de la maison Gallimard», écrit d'emblée Guillaume Louet. Il n'est pas comme Claudel et Gide là depuis le début, ni même «rattrapé» comme le furent Proust et Céline (auxquels on pourrait ajouter Genet). Au demeurant, aucun des romans de Bernanos ni même ses essais les plus célèbres (la Grande Peur des bien-pensants, les Grands Cimetières sous la lune…) ne parurent chez Gallimard (mais chez Plon, à l'exception de la Grande Peur, chez Grasset). La revue NRF accueillit quelques textes et ne parurent en volumes chez Gallimard que Scandale de la vérité, Nous autres Français et les Enfants humiliés, ce dernier de façon posthume que précise Guillaume Louet dans une note qui clôt l'article : «L'histoire de ce manuscrit est rocambolesque. C'est Henri Michaux qui l'avait rapporté du Brésil en 1940 et qui le confia à Gallimard. Egaré durant la guerre, il fut retrouvé en 1948 et Bernanos put le corriger juste avant de mourir.» Bernanos n'aimait pas Gide, n'avait pas un respect particulier pour la NRF qu'il aurait considérée comme une revue «d'intellectuels et de pisse-froid» et aurait été plutôt du côté de revues rivales s'il n'était ontologiquement indépendant. Les pages publiées aujourd'hui montrent la stratégie de «conquête» de Gaston Gallimard et de la NRF envers Bernanos, et son relatif insuccès.
Alors que Paulhan qui la dirige semble manifester personnellement un moindre intérêt, la NRF va toujours soutenir Bernanos, et Gabriel Marcel s'enthousiasme dès 1926 et Sous le soleil de Satan, son premier roman : «Ce qui me frappe avant tout dans le livre de Georges Bernanos, c'est qu'il existe, non à la façon d'un objet dont on peut faire le tour, reconnaître la structure, mais comme un être relié par mille courants indiscernables à un univers qui l'alimente et le soutient.» Si Paulhan souhaitera éviter par la suite que la revue en fasse trop en sa faveur, Gaston Gallimard n'aura certes pas cette réserve, encouragé en cela par André Malraux. 1938, après la lecture des Grands Cimetières sous la lune : «Et il faut que vous sachiez que cette maison (la NRF) est la vôtre, sera à votre service le jour où vous le souhaiterez. […] Vos conditions seront les miennes.» Réponse chaleureuse et dilatoire de Bernanos (qui a refusé des extraits des Grands Cimetières à Paulhan pour ne pas les détacher de l'ensemble, mais en fait paraître ailleurs) : «Mais je ne peux rester insensible à une démarche aussi amicalement pressante que la vôtre, et je veux vous dire dès maintenant que je me ferai un plaisir et un devoir de vous faire part de mes projets, dès que j'en formerai.»
Gaston Gallimard, dix jours plus tard : «Je m'empresse donc de vous faire savoir que, puisque vous y consentez, je suis impatient et très content de m'engager dès maintenant à éditer vos ouvrages à venir, réserve faite de ces accords passés. N'ayez pas de scrupule vis-à-vis de moi […]. Et pour vous mettre tout à fait à l'aise, je me permets de vous envoyer ci-joint un chèque de vingt-cinq mille francs à valoir sur le contrat que je me propose de vous envoyer. […] Je n'ai pas besoin de vous dire combien je suis heureux de devenir votre éditeur et de travailler bientôt avec vous./ Je voudrais que vous soyez persuadé que je le ferai de tout mon cœur et non parce que je suis un commerçant, mais parce que, en y pensant, je retrouve l'élan que j'ai eu il y a vingt ans (et par la suite, peu de fois dans ma vie) lorsque j'ai commencé à publier quelques œuvres que j'aimais, et que cela donne un sens à mon métier par ailleurs assez mesquin.»
Réponse de Bernanos (qui n'a pas le sou) se montrant «sensible» à cette «amitié pour mes livres» : «Permettez-moi cependant de ne considérer ces vingt-cinq mille francs que comme un dépôt, en attendant notre accord, qui je l'espère, vous satisfera. J'ai toujours cru qu'un éditeur devait aller au-delà d'une cordiale et impartiale sympathie envers les livres qu'il édite, mais je n'ai pas été très gâté sous ce rapport.» Après la guerre, Gallimard deviendra «le "rééditeur" attitré de Bernanos et sera l'éditeur des recueils posthumes d'articles et de conférences», selon les mots de Guillaume Louet, mais pas plus que ça.