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Libération
Critique

Soupçon de meurtre chez les libres enfants

L’héroïne de Leah Hager Cohen mène l’enquête pour disculper son frère

Publié le 03/06/2016 à 17h31

Dans ce roman américain, les apparences sont souvent trompeuses. Si l'avocat commis d'office chargé de défendre Fred, accusé de meurtre, appelle sa secrétaire «ma douce», «ma belle» ou «ma chérie», ce n'est pas parce qu'il est «un homme qui estime que c'est ainsi qu'on doit s'adresser aux femmes». C'est simplement que sa secrétaire est aussi sa petite-fille. Ava, la sœur de Fred, déchiffre ce lien familial à la fin seulement du rendez-vous avec l'avocat. Autre exemple d'inversion entre l'apparence et la réalité : Neel, feu le père de Freddy et d'Ava, nés tous les deux dans les années 70, fut le fondateur d'une célèbre école expérimentale fermée depuis 1984, Batter Hollow. Il croyait en la liberté des enfants, détestait le formalisme, les contraintes et tout le bazar. Ses lignes de conduite étaient celles de Rousseau : l'enfant ne doit avoir d'autre maître que la nature et «point d'autre livre que le monde», une maxime de l'Emile qui donne au roman son titre.

Est-ce que pour autant Neel était un type avec lequel l'on se sentait à l'aise ? Oh que non. Neel faisait le beau devant ses admirateurs et les lecteurs de ses livres sur l'éducation expérimentale, mais cet homme qui s'adorait était pétri de «convictions» et d'interdits qu'il imposait aux siens autoritairement et qui firent de sacrés dégâts. June, la mère de Neel, n'avait qu'à bien se tenir et qu'à se taire.

Mise en miroir. La quadragénaire Leah Hager Cohen, dont Point d'autre livre que le monde est le cinquième roman et le premier traduit en France, prend évidemment l'école libre de Summerhill comme modèle de Batter Hollow, et le Britannique Neill, fondateur de Summerhill en 1921, comme modèle de Neel, ce père d'origine écossaise abîmé par une éducation sadique. Mais l'établissement britannique existe toujours, lui, et ce roman n'est pas une biographie romancée. C'est une enquête policière - Fred est-il coupable ? - et la mise en miroir de mœurs et de principes éducatifs que quarante années séparent. En 1980, Neel observait ses enfants pousser tout seuls, et dans les années 2010, les élèves de Batter Hollow sont des parents-poules.

Ava et Fred ont grandi «au milieu de cinq cottages nichés dans les bois» qui constituaient l'école paternelle, et Frederick, qui était un enfant étrange pris de «fréquents accès de colère», lent, presque mutique et au «regard fuyant», fut plus que sa sœur livré «à l'école des bois», puisqu'il ne supportait pas l'école publique. Qu'avait-il exactement ? June et Neel ont toujours refusé de le savoir ; Ava ne le sait pas non plus. A l'époque on l'aurait qualifié d'«arriéré», aujourd'hui on diagnostiquerait un «trouble cognitif». Ava rencontre un avocat commis d'office (Bayard Charles : son nom aussi est inversé) car Fred aurait séquestré un enfant de 12 ans avant de le tuer dans les bois. Le lecteur imagine de quel autre crime l'on accuse Fred. Ava ne croit pas en la culpabilité de son frère : «Un homme entraîne un enfant dans les bois, disparaît avec lui pendant des jours, jusqu'à ce que l'un soit retrouvé vivant et l'autre mort et si aucune histoire n'est proposée, les gens se précipitent pour en inventer une. […] Voilà la mienne, d'histoire : Freddy n'est pas un prédateur.»

Souplesse. Le roman est une promenade solitaire d'Ava entre ses souvenirs d'enfance et le comté où Fred est emprisonné, dans l'Etat de New York, «tellement loin au nord de l'Etat qu'on voit pratiquement le Canada par la fenêtre». Pour rendre visite à son frère et rencontrer Bayard Charles, Ava séjourne dans une pension tenue par Mrs. Tremblay. Les relations entre ces deux femmes ou le beau moment, intense, passé dans le bureau d'un avocat qui se révèle aussi sérieux et concerné qu'il paraissait au départ indifférent, sont des scènes dans lesquelles l'adaptation progressive d'Ava à ses interlocuteurs est très finement signalée par l'écrivain. Elle dote son héroïne d'une curiosité et d'une souplesse qui rapprochent ce roman parfois d'un excellent reportage.

Entre Fred et le garçon de 12 ans, les choses ne se sont pas déroulées comme on le pensait. Jusqu'à la fin, son frère surprend Ava : «Je n'avais jamais imaginé mon frère capable d'un tel désespoir. Ni d'une telle intelligence.»