Récits
Alix de Saint-André L'Angoisse de la page folle
Olivier Ameisen, médecin qui souffrait d'alcoolisme, avait découvert qu'une molécule administrée contre la sclérose en plaques pouvait aussi guérir de la dépendance à l'alcool. Ce trésor s'appelle le baclofène. De l'efficacité de la molécule contre d'autres dépendances, celle au tabac en particulier, Olivier Ameisen n'avait pas dit un mot. Mais qu'à cela ne tienne, la journaliste, romancière et essayiste Alix de Saint-André fume trop et tente le coup en 2008 : «Je crois que tu ne trouveras aucun médecin à ce jour qui te le prescrira, mais si tu veux on peut !» lui écrit une amie médecin qui lui en prescrit. Résultat : Alix de Saint-André devient logorrhéique, délirante, graphomane. Elle a toujours sommeil mais ne dort jamais. Elle gigote, essaie plein de calmants qui ne résolvent rien. L'Angoisse de la page folle raconte sa descente aux enfers puis le retour à la surface. Plus que le réquisitoire contre le baclofène, c'est la fantaisie naturelle de l'auteur qui intéresse le lecteur. V. B.-L.
Pierre Bergounioux Cousus ensemble
Quand il ne publie pas son journal, Pierre Bergounioux arpente le territoire où il est né, «les moins bonnes terres». Mis bout à bout, combien de temps dureraient les «instants de bonheur» d'une vie ? Une matinée, disait un collègue des Lumières dont Bergounioux a oublié le nom. Au nombre des «moments parfaits», l'auteur compte sa présence, tout petit, dans «la maison au crépi rose», puis vient un dimanche de pêche à la ligne, et enfin, à 14 ans, la rencontre décisive. Mais le texte semble assemblé uniquement pour évoquer l'amour de sa mère. «Elle voit d'un œil égal la maison envahie de bouquins, d'invraisemblables trouvailles, ménage l'équipement qui me sert, l'outillage, la précieuse canne à pêche, dans son étui, les insectes desséchés, épinglés, légendés, bien rangés dans leurs boîtes, les cailloux, les bouts de ferraille que j'ai trouvés beaux.» Sa mère ne le «désapprouvait pas». cl.d.
Romans
Jessica Knoll American Girl
La jolie Ani écrit dans un magazine féminin new-yorkais. Elle y donne des conseils aux autres filles, fiancées ou à la recherche de l'homme de leur vie. Ani elle-même est en sécurité avec Luke, qui travaille dans la finance et la demande en mariage. A ce moment-là, le passé d'Ani ressurgit. Adolescente, celle qui s'appelle en réalité Tifani fut victime d'un drame que les adultes ont maquillé, si bien qu'ils ont culpabilisé Ani au lieu de l'innocenter. Un projet de documentaire sur cette affaire lui offre l'occasion de rétablir la vérité. Elle accepte d'y participer, quitte à ce que tout vole en éclats. En 2015, ce premier roman, qui devrait être adapté au cinéma, fut un best-seller. Son auteur, la journaliste Jessica Knoll, a révélé qu'elle et son héroïne ne faisaient qu'une. Americain Girl est le portrait d'une des facettes de l'Amérique. «L'équipe de production voudrait filmer notre mariage», annonce Ani à Luke. Gratuitement, précise-t-elle. «Les Wasp aiment bien les trucs gratuits.» V. B.-L.
Forrest Gander La trace
Un couple d'Américains en voiture, dans le désert de Chihuahua, au Mexique. Il est universitaire, elle est céramiste. Le prétexte du voyage, c'est partir sur les traces d'Ambrose Bierce (1842-1914), venu rejoindre l'armée de Pancho Villa, et mort un an après, en captivité à Marfa, ou bien à Sierra Mojada, à moins que ce soit Icamole. Il s'agit surtout de fuir le silence de leur fils. Le récit avance au gré des kilomètres avalés, des arrêts, de la fatigue due à la chaleur écrasante, des paysages, des serpents morts, des souvenirs : le calvaire que le fils leur a fait vivre, leur histoire d'amour, la manière dont ils s'observent, s'aident ou se contredisent. En contrepoint, une autre affaire se trame, qui implique des trafiquants de drogue, un psychopathe, des scènes d'horreur. Et va bientôt les rattraper, menaçant leur couple. La violence sert alors de révélateur. cl.d.
Nouvelles
Rose Tremain L'Amant américain
A-t-on jamais pensé au chef de gare d'Astapovo ? Il s'appelle Ivan Andreïevitch Ozolin, il a 46 ans, pas d'enfant, et il est marié depuis vingt ans à une femme pénible qui le prend pour un farceur. Astapovo est un «petit arrêt insignifiant à quelque 180 kilomètres au sud-est de Moscou, sur la portion Smolensk-Dankovo de la ligne de chemin de fer de l'Oural». C'est là que Léon Tolstoï vient mourir, en novembre 1910. Le chef de gare, qui lui donne son lit, comprend fort bien que le vieil écrivain ait voulu fuir la comtesse son épouse. Après «le Farceur d'Astapovo», nous avons le monologue intérieur de «la Gouvernante» de Rebecca, le roman fameux de Daphné du Maurier. Rose Tremain imagine une passion torride entre Mrs Danvers, dite Danni, et la romancière. Celle-ci racontera leur histoire à sa manière : «Danni, de temps en temps, vous donnez l'impression de pouvoir être très cruelle, mais bien sûr la chose est infiniment excitante. Il faudra que je me serve de cela.» Les deux autres nouvelles sont des histoires d'amour de bonne facture, mais moins littéraires. cl.d.
Fei Ming Jujubes
A part deux nouvelles traduites il y a vingt ans dans le Fox-trot de Shanghai (Albin Michel), on ne connaissait pas en France Fei Ming (1901-1967), exact contemporain de Lao She. La présente anthologie s'ouvre sur des textes particulièrement émouvants et, semble-t-il, autobiographiques. Le narrateur de «Youzi» se souvient des cousines avec qui il a été élevé : il a épousé l'une, mais c'est de l'autre qu'il était proche. Youzi disparaît de son existence quand cette branche de la famille, ruinée, se trouve déchue. La même mélancolie - et la même dureté sociale - imprègnent «la Jeune Sœur», récit de la mort d'une petite fille. cl.d.
Histoire littéraire
René Daumal Ecrits pataphysiques
Il est précieux, et indéniablement courageux, ce travail d'éditeur qui consiste à compléter la postérité éditoriale de certains auteurs parfois un peu oubliés. C'est le cas de ce bel ouvrage réalisé par les éditions de Pascal Sigoda, qui publient depuis des années Dominique de Roux ou Alexandre Vialatte. Auteur d'une biographie de René Daumal à l'Age d'homme et régent du Collège de pataphysique, il a rassemblé dans une seule main les textes épars du «Nathaniel» du Grand Jeu, ce cercle littéraire borderline des années 20. René Daumal (1908-1941), disparu cinq ans avant la création du Collège de pataphysique, n'a pas cessé de s'inspirer de la pataphysique. Bon nombre de ses écrits s'en réclament, comme le petit drame En gggarrrde ! publié par le Collège en 1957 et reproduit ici ou comme sa chronique intitulée «la Pataphysique du mois», publiée dans la NRF en 1934-1940. «Il poussa la délicatesse jusqu'à ne pas demeurer plus de trente-six ans sur cette planète, presque comme Alfred Jarry», souligne, très pata, la préface. F.Rl
Album zutique suivi de Dixains réalistes
Créé à l'Hôtel des étrangers sur le boulevard Saint-Michel en 1871, le Cercle zutique est un des points de fascination des sociabilités bohèmes de la littérature fin XIXe. On ne sait que peu de chose de ce qu'il s'y passait - on y buvait sec, c'est sûr -, mais les zutiques ont laissé un album dont la première publication a été due à Pascal Pia. Autour du musicien Cabaner, Verlaine, Rimbaud, Cros, Germain Nouveau et plein d'autres ont jeté dans cet album parodique poèmes, dessins licencieux, invectives, blagues, dont le célèbre «Sonnet du trou du cul». L'Album est ensuite passé entre les mains de la bande à Richepin, aussi zutique que la précédente. A succédé à ce moment de poésie le recueil collectif, Dixains réalistes, chef-d'œuvre d'ironie qui moquait la poésie parnassienne et était l'émanation du tintamarresque salon de Nina de Villard, la «dame aux éventails» d'Edouard Manet. J.-D.W.