Menu
Libération
Critique

«Miettes», tranches de vie

Philippe Artières s’est replongé dans les archives de «Sandwich», l’éphémère supplément des petites annonces de «Libération».
(DR)
publié le 6 juillet 2016 à 19h41

C'était une époque où, parfois, on devait aussi hésiter à ouvrir le journal le matin, mais pas pour les mêmes raisons : par crainte de s'y reconnaître et de ne pouvoir échapper à ce qu'il était alors, un faiseur de destins d'un genre nouveau : «TU LISAIS HERMAN HESSE (C'est chouette, ndlc) (Le Loup des Steppes) moi, je lisais Damien. Si tu le veux, si tu le désires, je serai mercredi à 18 h 10 jusqu'à 18 h 30 au café "Le Verronne" à l'angle de la rue Bréa et du Bld Montparnasse.» A ce moment-là, on parlait encore de Montreuil-sous-Bois comme d'une «banlieue merdique» et par merdique, on pouvait être sûr qu'il fallait entendre des boulevards en forme de longs monologues face caméra.

Au fil des pages, on tombait sur des phrases comme : «Recherchons vrai Rocking-chair qui bascule pour é couter du rock qui bascule», «Pouvez-vous me faire parvenir par écrit une expérience de narcissique convaincu, conscient et satisfait», «Vrai squelette, humain, mort et sans viande, entier, reconstitué, en pièces détachées, un peu urgent», «Lesbiennes, bienvenue. Une paire de vrais nichons (?… ndlc)», «Je ne prétends pas être très beau, mais je ne me fais pas peur dans la glace», «Beaux gosses de moins de 30 berges, balancez-moi une bafouille avec votre portrait», «Je désirerais recevoir des cartes postales de mecs et de nanas en délire pour garnir les murs de ma cellule», «Viens mettre quelques frous frous dans mon existence et je t'enverrai de l'eau pour nager», «Suis pour la contraception et l'avortement, mais aimerais quand même procréer, histoire de se prolonger un peu».

C'était donc l'époque de Sandwich, le supplément de petites annonces lancé en 1979 par Libération, qui ne dura qu'un an et dont Philippe Artières, spécialiste des écritures ordinaires, propose aujourd'hui des Miettes glanées dans les numéros de 1980. Le livre n'a pourtant rien du florilège. Il est en apparence tentant, explique l'historien, lors d'une rencontre place de la République, «de ne retenir que les perles», conformément à «une certaine poétique contemporaine». Or, si sa démarche consiste à «déplacer des objets pour voir ce que ça produit aujourd'hui», elle évite absolument l'écueil de la fascination nostalgique.

«Lénine». Il y a dans la forme de ce recueil un savant dosage entre indices et liberté d'interprétation qui permet au lecteur de sentir plus précisément l'écart entre «ce moment de grande intensité de prise de parole» que furent la fin des années 70 et les mouvements actuels allant dans le sens d'«une reprise des pratiques de cette époque». Car quelle différence au fond entre certaines petites annonces qui proposaient un hébergement contre de menus travaux et le principe du woofing ou du couchsurfing ? Pour Artières, «Sandwich est la queue de comète de 68. Personne ne touchait d'argent dans cette histoire. C'était un journal entièrement gratuit qui proposait des offres, non pas du troc. Et si on vendait ses Lénine, c'est vraiment parce qu'on n'avait plus de fric. Or, on voit que c'est le moment où cette question de la gratuité commence justement à disparaître. Et puis, il y a cette rupture fondamentale entre espérances collectives et individuelles. Maintenant, on fait du yoga uniquement pour être bien soi-même.»

Loin de lui cependant une quelconque forme d'idéalisation, d'où l'idée d'intercaler d'«autres capteurs du réel» : une chronologie sciemment violente pour contrebalancer les visions édulcorées et susciter une réflexion sur l'événement de faible et forte intensité (1) ; des bulletins météorologiques «pour l'image de la prévision en lien avec le souhait de contrôler l'avenir contenu dans la petite annonce», etc. Surtout, les parties qui réunissent les petites annonces induisent chacune une expérience de lecture différente, puisqu'à l'origine «ce sont des énoncés classés et situés les uns par rapport aux autres». Le livre s'organise donc par rapport au regard : «D'abord, c'est l'œil qui suit la colonne. Puis, avec la dispersion sur une double-page, on passe au va-et-vient. Pour la rubrique "Taulards" sans aucun équivalent aujourd'hui, on lit tout, c'est très austère, dans l'abondance et la répétition.»

Machisme. Outre la liberté de ton, les incongruités des clavistes entre parenthèses et l'humour, c'est sans doute dans ce continuum, «cette possibilité de se perdre dans le journal, de dévier» que le contraste se creuse le plus clairement. Là où il faut désormais se rendre sur tel site pour accéder à tel type d'annonce, «il y avait cette grande facilité à lire une tribune politique, tomber sur une moto-bécane à vendre et arriver à une petite annonce de cul». Sandwich se lisait comme un feuilleton, «pas dans le one shot». On avait l'habitude de se les distribuer, de se les partager entre amis ou d'y répondre collectivement.

Le magazine s'est arrêté en partie du fait des clavistes qui ne voulaient plus jouer les intermédiaires dans la diffusion d'un certain machisme, preuve qu'il y avait aussi des zones d'ombre : «Qu'est-ce que le désir d'une époque ? Sandwich en est une inscription intéressante avec tous les problèmes que ça soulève.» N'empêche qu'il est frappant d'observer la manière dont les écritures bougent et de constater que celles-ci étaient «à la fois adressées et complètement ouvertes», car c'est aussi cela la petite annonce, «une pure uchronie, une bouteille à la mer». L'inévitable question finit donc par se poser : «Où se trouve aujourd'hui cet espace pour le conditionnel, pour les "et si… et si on s'autorisait…" ?» Par exemple : «Merde si tu pars en Egypte sans moi le 27 décembre, je te souhaite d'y crever et si tu pars avec elle, je lui souhaite de recevoir un bloc de pyramides sur la tête.»

(1) Paraît aussi au Seuil Au fond, travail de recherches de Philippe Artières sur sa famille mêlant l'événement intime et le social.