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Libération
«LES SÉRIES FONT LA LOI»

Dans les abysses repetita

Le fameux «éternel retour» philosophique et la répétition psychanalytique annoncent-ils un sentiment de sécurité ou de profond ennui ? En un mot : Woody Allen sera-t-il obligé d’aller voir «Holiday on Ice» tous les ans ?
L'homme politique durant sa longue carrière (Photomontage Sarah Bouillaud.)
publié le 25 juillet 2016 à 17h11

«Si pour Nietzsche il y a un éternel retour, est-ce que cela veut dire que je serai obligé de retourner voir Holiday on Ice ?» On comprend que Woody Allen soit embêté. Si tout doit revenir, il faut s'attendre qu'avec les joyeux anniversaires, les fêtes, les vacances, reviennent aussi les corvées, les feuilles d'impôts, la visite chez les beaux-parents, le spectacle de fin d'année des enfants à l'école, le réveillon chez les Dupuis. Et si on prend le jour ou la semaine pour mesure, c'est encore pire (ou mieux) : les mêmes gestes, les mêmes activités, les mêmes trajets, toujours répétés. De là peut naître l'ennui, qui endort la vie comme le tic-tac d'une horloge endort tout court. Ou bien un certain sentiment de sécurité : l'habitude permet à l'existence de s'économiser, de se canaliser dans des voies connues et reconnues comme agréables, d'éviter les désagréments de la surprise, d'exercer même une certaine maîtrise sur le déroulement de sa vie, en la faisant aller de case prévue en case prévue, plutôt que de l'aléatoire subir l'emprise.

Cependant, il se peut que la répétition ne soit ni imposée par le «retour cyclique des choses» - les saisons, les migrations des oiseaux, etc. - ni choisie par le sujet, mais apparaisse comme «plus forte que moi», comme une compulsion non-maîtrisable, qui fait de façon incoercible se laver constamment les mains, rouler sans trêve sa mèche de cheveux autour d’un doigt, ou aller vérifier cinq fois que l’on a bien fermé la grille d’entrée.

Une bobine sous le lit

La compulsion de répétition (Wiederholungszwangest), Freud la place au cœur d'Au-delà du principe de plaisir, dans lequel, en 1920, il «revient» critiquement sur des points fondamentaux de sa théorie, et Lacan en fait - avec l'inconscient, la pulsion et le transfert - l'un des quatre concepts-clés de la psychanalyse, sinon le plus important, puisqu'il «joue» dans les trois autres. La notion permet en effet de mettre en évidence l'obstination avec laquelle l'être humain, alors qu'en toute conscience il voudrait à jamais les enfouir dans l'oubli, se (re)met dans des situations pénibles, fait cycliquement retour sur la «scène» du traumatisme, ou réactive sans cesse les mêmes dynamiques, y compris, et surtout, celles qui ont déterminé chez lui des problèmes - choix malheureux, violences subies, réelles ou symboliques, remords, situations de honte, culpabilité, souvenirs douloureux attachés à la perte, rapports conflictuels - et qui lui sont insupportables. Absolument inconscient de son propre rôle actif dans le «retour» d'événements traumatiques, le sujet se sent comme victime du «destin» ou d'un mauvais sort qui l'empêche de se débarrasser des démons qu'il réveille lui-même. Cela arrive même dans la cure psychanalytique, lorsque le patient, en reproduisant les situations les plus délétères et les plus nuisibles à la relation avec le thérapeute, «résiste» au traitement, le sabote ou en bloque les progrès.

Chez l’enfant, la répétition est un phénomène normal, inhérent au développement psychomoteur et au processus d’apprentissage qui, en faisant continuellement «revenir» les expériences gratifiantes, sert à éviter les changements producteurs d’anxiété. Freud observa par exemple le jeu du «fort-da» (pas là-là) chez son petit-fils Ernst, d’un an et demi, qui, au lieu de pleurer quand sa mère s’absentait, lançait sous le lit une bobine qu’il pouvait ensuite faire revenir en tirant sur le fil. La disparition-apparition de la bobine (il en va de même dans les autres jeux de cache-cache ou coucou-me-revoilà) permettait à l’enfant non seulement de tolérer la séparation, mais de passer d’une position passive à une position active, accompagnée par le plaisir de la pulsion de maîtrise et de vengeance («à présent c’est moi qui te jette au loin !»), mais aussi par le déplaisir réitéré du traumatisme de disparition.

L'appareil psychique n'est donc pas dominé par le seul principe de plaisir - et on sait comment Freud, en révisant ses premières élaborations, va penser le fonctionnement du psychisme en termes d'opposition entre la pulsion de vie, Eros, et la silencieuse pulsion de mort, Thanatos, tenant au besoin qu'ont tous les organismes de «revenir» à un état premier, inorganique. Dans ce cadre, la compulsion de répétition du symptôme névrotique viserait à retrouver un état de «paix» primitive, thanatique, qui ne serait pas troublé par les tensions vitales d'Eros, dont s'accompagnent les changements, les nouveautés, les «surprises». La répétition est certes une force démoniaque, devant laquelle «je ne puis rien faire», mais sa compulsion dit, en simplifiant, que l'on préfère s'en tenir aux vieilles douleurs, atroces mais connues, plutôt que d'affronter des situations présentes qui pourraient en apporter de nouvelles ou, même, les faire disparaître.

On imagine que Woody Allen en a comme tout le monde, des névroses obsessionnelles. Mais il ne parlait pas d’elles, en citant Nietzsche et l’éternel retour. Il se référait à la simple et antique conception cyclique du temps. Le temps, nous savons tous ce que c’est, sauf, comme le notait Saint-Augustin, si on nous le demande. Peut-être est-ce parce que l’idée d’une ligne qui vient de l’infini et va à l’infini est trop flippante, que nous préférons, aidés par le lexique (année, anniversaire…), imaginer le temps en anneau, ou en spirale.

«chaque soupir»

Aux Anciens, cela n'a pas été inutile. C'est le spectacle des répétitions naturelles - les jours et les nuits, les phases lunaires, les marées, les «saisons des amours», la chute des feuilles et le bourgeonnement, etc. - qui fait naître les notions de cycle, de rythme, de récurrence, de périodisation, mais aussi de durée, de succession et de contemporanéité et, par là, celle de temps, et donc de sa possible mesure. En prenant la mesure du temps, l'homme, d'une certaine façon, le maîtrise, ou, en tout cas, adapte en fonction de lui les scansions de son travail, de sa vie sociale, de sa vie religieuse.

Nietzsche emprunte la notion de temps cyclique aux Grecs, aux Stoïciens et à Zénon, qui pensaient que le monde lors de «périodes fatales» se détruisait par une sorte d'embrasement (ekpirosis) puis, par palingénésie, se reconstituait et se formait (apocatastase) exactement de la même manière (avec «le mêmes nombre d'astres, dans la même position et dotés du même mouvement»). Aussi l'histoire, tout hasard étant exclu, n'est-elle que la répétition d'elle-même. La vision de l'«éternel retour du même» - mise de côté par le christianisme, qui «dé-cycle» le temps, et le rend linéaire, tendu vers une fin (un but) - vient à Nietzsche au cours d'une promenade en montagne à Silvaplana, en Engadine, durant l'été 1881. Cette vision, dont il fera «la plus abyssale de [ses] pensées» (et une véritable énigme pour ses futurs commentateurs), l'enthousiasme et l'effraie. Et cet effroi, il le transmet volontiers. Ainsi, il écrit dans le Gai Savoir (§ 341) : «Que serait-ce si, de jour ou de nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : "Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l'as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n' y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! Il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l'infiniment grand et l'infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre - et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L'éternel sablier de l'existence sera retourné toujours à nouveau - et toi avec lui, poussière des poussières !" Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais "tu es un dieu, et jamais je n'ai entendu chose plus divine"?»

Assurément, beaucoup claqueraient des dents, et maudiraient le démon. Etant donné que le monde est composé d'un nombre infini d'éléments et que ces éléments ne sont pas créés et ne se détruisent pas (puisqu'on part de l'hypothèse que Dieu n'existe pas), force est d'admettre qu'ils vont se recomposer, de la même manière, un nombre infini de fois, et que tout se présentera de nouveau à l'identique, y compris Holiday on Ice.

L’instant sera «éternel»

Mais on aurait tort de penser ainsi. Chez Nietzsche, l'éternel retour, qui aboutira à la conception du surhomme et de la volonté de puissance, mêle linéarité et circularité : l'aigle du sage plane dans les airs et va droit comme le temps linéaire, mais un serpent est suspendu à lui, et se tient, en temps cyclique, enroulé «comme un ami» autour de son cou.

Ce qui caractérise l'instant dans la conception plane et linéaire du temps, c'est le fait d'être unique et irrépétable : il n'a de sens qu'en relation avec tout ce qui, sur la ligne du temps, le précède (passé) ou le suit (futur). Mais si le temps est circulaire, l'instant sera «éternel» en ce qu'il revient toujours, à l'infini : il a donc son sens en lui-même, et non par rapport à quelque chose d'autre qui l'aurait créé (un principe, une cause première) ou qui en accomplirait la destinée (une fin, un but, une cause finale). La volonté n'est plus dès lors soumise à l'«enchaînement» (le bien nommé) des moments temporels, ni au passé qu'elle ne peut modifier ni au futur qu'elle ne connaît pas, mais acquiert sa puissance en disant «oui» à l'instant qui éternellement revient, en disant «oui» à la vie.

L'éternel retour n'est pas le retour des hirondelles ou des JO - mais le «vouloir vouloir» de celui que Nietzsche nomme surhomme, «humain, trop humain…», lequel se pose au-dessus de sa propre humanité et l'accepte avec enthousiasme, avec tout ce qu'elle a de bonheurs et de malheurs, de joies, d'échecs et de misères, parce qu'il en est le créateur et la fait vivre en chacun de ses instants. Ainsi parlait Zarathoustra, du moins.

Demain : «Fais pas ci, fais pas ça»