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Libération

Elodie Durand, la bulle de Mai

Sur des textes de François Bégaudeau, la bédéaste a illustré «Wonder», les combats social et féministe de la révolte de 1968 à travers l’histoire d’une ouvrière.
Dessin de la série «Bonne Home», et «la Tâche» de la série «Ex-Libris». (Illustrations Elodie Durand)
publié le 12 août 2016 à 17h46

Les beaux jours de Mai 68 ont acté une révolution pour tous dont l'ardeur utopique fut, elle, avant tout masculine. Même sexuelle («jouir sans entrave», qu'ils disaient), elle a souvent laissé les femmes sur le carreau, tout comme certains prolétaires, tenus à l'écart du tumulte. Publiée dans nos pages avant sa sortie à la rentrée, Wonder raconte une autre histoire, paradoxale, de Mai 68, vue par le prisme d'une jeune ouvrière des usines de piles Wonder de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). La révolte populaire rêvée y est le fait d'une minorité bourgeoise : peu politisée, Renée, entraînée pendant la grève des usines par une copine, s'acoquine avec un jeune homme croisé en manif et rejoint un collectif d'affranchis (on voit même passer le crâne d'œuf de Michel Foucault dans le tas). L'album, qui parvient à penser ensemble domination masculine et condition ouvrière, s'inspire d'un court métrage intitulé la Reprise au travail des usines Wonder, réalisé en 1968 par des étudiants en cinéma. La bédéaste Elodie Durand résume : «Dans le film, les ouvriers ont voté la reprise du travail après trois semaines d'occupation. Parmi eux, une jeune ouvrière occupe toute la scène… [Elle crie : "Je ne rentrerai pas. Je ne veux plus refoutre les pieds dans cette taule", ndlr.] C'est à cette femme que j'ai pensé en dessinant Renée. Elles ne se ressemblent pas volontairement, mais le personnage, avec toute son émotion, est là. Qu'est-il arrivé à cette ouvrière pour être dans un tel désarroi ? Qu'est-il arrivé, pendant ces quelques mois de l'année 1968 ? Renée est une autre ouvrière, une femme qui change au fil des pages. La suivre, c'est aussi s'imprégner des changements comportementaux de ces années-là, pour les hommes et encore plus pour les femmes.»

Prix de la révélation au festival d'Angoulême en 2011, Elodie Durand, passée par les Arts décoratifs de Strasbourg, racontait dans la Parenthèse sa tumeur au cerveau, apparue sans crier gare il y a quelques années, provoquant épilepsie, trous de mémoire et troubles de la personnalité. Aujourd'hui guérie, elle illustre ce texte composé par l'écrivain François Bégaudeau (Entre les murs), enrichi de slogans insurrectionnels («vivre sans temps mort !»), d'affiches bariolées et d'une gouaille assez désuète. Tout un travail de recherche en amont et de notes accumulées dans un carnet de croquis par la dessinatrice témoigne d'une ébullition artistique, fruit d'un désordre ayant ébranlé le gaullisme dans tout son rigorisme. «Je me suis vite prise au jeu. J'ai visionné plusieurs films de Godard, cherché quantité de films documentaires et de fictions pour m'imprégner. J'ai eu l'impression de tout revoir pour la première fois et d'avoir un autre regard sur l'époque. J'ai aussi discuté autour de moi avec des personnes qui avaient vécu ces moments, chacun avait ses anecdotes à partager.»

Comme la BD de Delphine Panique En temps de guerre, sur l'apport féminin à l'arrière-front en 14-18, cette relecture historique se double d'un récit d'émancipation qui fait le parallèle avec la mue des super-héros (Wonder Woman, c'est aussi Renée). Cette échappée romanesque donne à son personnage, accablé par le labeur à l'usine, la capacité d'agir. Le trait en noir et blanc qui prédominait est ainsi peu à peu gagné par la couleur rouge qui envahit les cases. Une contamination «qui témoigne du passage à la télé couleur. Il fallait jouer avec la richesse artistique de l'époque, avec la couleur en l'amenant progressivement dans l'album». Après l'euphorie printanière, la rupture est consommée et la contre-culture guette.