Menu
Libération
Essai

Coexistence entre voisins, un apprentissage par paliers

Philosophe et psychanalyste, Helène L’Heuillet élabore en quatre points cardinaux une politique et une éthique du voisinage, véritable matrice de la société.
«Sur le paillasson de la voisine», de Marie Genel. (Photo M. Genel. Picturetank)
publié le 24 août 2016 à 17h21

La catégorie de «voisin» n'est pas paramétrable de façon rigoureuse. Elle n'appartient pas à la sphère familiale ou amicale (même si le hasard peut faire qu'on habite à côté de ses parents ou de ses amis), et se déploie dans cette zone grise située entre les «connaissances» plus ou moins vagues et les «étrangers», dont Georg Simmel disait qu'ils sont les plus proches des lointains et les plus lointains des proches. Le voisin n'est pas davantage le «prochain», dont on dit qu'on doit l'aimer comme soi-même : le prochain est au voisin «ce que le religieux est au laïc» . De plus, il n'est pas choisi. Le voisinage change aléatoirement ou conjoncturellement, quand bien même certains regroupements seraient-ils volontairement provoqués pour des raisons tenant à la nationalité, à la profession, à une même provenance géographique… Aussi les liens de voisinage sont-ils en général peu considérés, dans la mesure où, se réduisant à une «relation spatiale de proximité»,ils n'ont ni la force des liens affectifs ni l'attrait des rapports de camaraderie unissant ceux qui ont une activité commune. «Avec ses voisins, on ne partage pas grand-chose hormis un lieu, une place où se garer après la journée de travail, une aire de repos. L'important, aujourd'hui, semble bien plutôt d'avoir ses amis, réels ou virtuels, et de communiquer avec eux constamment et partout.»

Territoires de l'intime. De ses voisins, on peut deviner le métier ou l'activité, parfois les goûts ou les usages, les fréquentations et les heures de sortie - mais il est rare qu'on sache qui ils sont. La sociologie, la philosophie, la psychologie se sont donc rarement penchées sur ce qui apparaît comme «la plus contingente de nos relations». L'étude d'Hélène L'Heuillet, philosophe et psychanalyste, comble cette lacune : elle se propose d'élaborer une politique et une éthique du voisinage, ou, plus précisément, puisque le problème central est celui de l'espace commun et de l'habitat, de «penser une relation éthique au lieu, une topique dans l'éthique».

La question du voisinage est-elle en effet si inessentielle ? On peut n'être aimé de personne et n'aimer personne, on peut ne pas avoir d'amis autres que ceux qu'on ne voit jamais et dont la présence se manifeste par un like sous une photo de chat- mais il ne se peut guère qu'on n'ait aucun voisin, dans l'immeuble, la rue, le quartier, sauf à être un anachorète vivant dans une grotte de Cappadoce. Relation obligée, le voisinage oblige à l'étude de la relation, laquelle n'est pas seulement relation à un lieu, mais aussi relation de corps à corps («le voisinage suppose la possibilité de se frôler, voire de se heurter»), où se constituent les subjectivités, relation aux territoires de l'intime, relation «éthologique» au milieu et à l'habitat… En outre, chacun sait que les voisins peuvent empoisonner la vie quotidienne, être causes de haines féroces, de litiges, de peurs, de violences, de ragots et de dénonciations («on peut se cacher de l'Etat, pas de ses voisins»), donner lieu à des stratégies de fuite ou de protection, susciter de véritables guerres froides d'espionnage et de harcèlement… Mais on sait aussi bien qu'ils peuvent ensoleiller l'existence, sortir de la solitude, réaliser des formes inédites de mutualité et de solidarité, qui se passent de «sentences grandiloquentes» et naissent d'une sorte de «sens commun de la justice» et d'entraide naturelle («c'est normal, entre voisins»). Ils restent souvent les plus lointains des proches, auxquels on se résout malaisément à dire bonjour dans l'escalier, sont relégués dans la froide indifférence ou, pire, dans la plus inassimilable des altérités, et, en même temps, nolens volens, ils représentent la «première des relations», ou la plus constante, celle par laquelle on fait l'apprentissage de la politesse («Après vous, je vous en prie» : maximale initiale de l'éthique selon Levinas) et du partage, de services, de paroles (le «minimum vital de conversation quotidienne» s'obtient des voisins, si la vie sociale est d'une extrême pauvreté), de présences rassurantes, même fantomatiques ou se manifestant par des bruits de pas, des odeurs de cuisine, des lumières restées allumées.

«Mitoyenneté». Certes, précise Hélène L'Heuillet, «on ne peut espérer trouver des remèdes à la crise du lien social dans une politique de la proximité simplement animée du souci de l'autre», telle qu'elle se réalise entre voisins. C'est donc avec beaucoup de nuances que la philosophe atteste l'«actualité éthique et politique du voisinage». Elle utilise de nombreuses références à Freud, Lacan, Tocqueville, Hegel, Levinas, Sartre, Christopher Lasch, Michael Walzer, Ulrich Beck, Axel Honneth, Robert Ezra Park et l'écologie urbaine de l'Ecole de Chicago… Mais c'est par une belle «trouvaille» méthodologique qu'elle parvient à montrer comment l'éthique des relations de voisinage met au second plan «le narcissisme des petites différences» pour «privilégier la pratique sociale de la coexistence». Elle divise en effet son propos en quatre parties : «les voisins d'en face», «les voisins d'en bas», «les voisins d'en haut» et «les voisins d'à-côté», en prenant chaque catégorie à la fois au sens propre (les voisins d'en haut sont ceux qui gênent, ceux que l'on entend marcher, parler, se disputer, se doucher, pisser, faire l'amour, ceux d'en bas, parfois aux pieds des immeubles, devant la porte des garages, sont les «invisibles», les pauvres, ceux qu'on n'invite pas aux «fêtes des voisins»…) et au sens symbolique, comme autant de «points cardinaux de la sociabilité» , où jouent les notions d'égoïsme, de domination, d'autorité, d'exclusion, de populisme, de reconnaissance, de «civilité comme modèle de la mitoyenneté». Il en résulte un tableau fascinant des modalités de la «coexistence humaine», éloigné des discours politiques stéréotypés sur la nécessité de «renforcer le lien social» mais beaucoup plus apte à montrer comment ce modeste objet qu'est le «voisinage» est en réalité une véritable fabrique du politique.