Menu
Libération
Critique

Se reconnecter au monde perdu

Par
Isabelle Savy
Professeur d’anglais et de yoga
Publié le 02/09/2016 à 18h21

On ne lit pas un livre de philosophie par hasard. Soit on en connaît le sujet qu'on espère creuser, soit on est séduit par le profil de son auteur. Dans tous les cas, on accepte l'idée de passer plusieurs heures de concentration à réfléchir à partir des analyses et questionnements d'un intellectuel, en espérant rafraîchir son propre regard. Matthew Crawford, professeur de philosophie dans une université américaine et réparateur de motocyclettes, ne ménage pas ses efforts pour nous entraîner hors des sentiers battus. Le titre de son essai en français n'est rien de moins qu'une invitation faite aux humains à reconquérir le monde qu'ils ont perdu. Perdu notre monde ? Mais quand ? Comment ? Ah, c'est réversible ! Ouf. Alors, qu'attendre de cet ouvrage pour nous aider à comprendre de quelle perte il s'agit et surtout quelles sont les possibilités de la reconquête ?

Le titre en version originale (The World Beyond Your Head : on Becoming an Individual in an Age of Distraction) nous lance sur deux pistes en évoquant le monde au-delà de nos boîtes (crânienne et autres) et notre évolution vers une présence individuée à l'ère de la fragmentation de notre attention. Il est largement question de la crise de l'attention, mais ce qui me semble le plus inspirant est l'évocation d'une ascèse de l'attention où le silence devenu luxe, est propice à la réflexion individuelle, à l'apprentissage et à la liberté profonde. Cette liberté de rechercher la connexion à soi (intellectuelle et physique) et à la réalité extérieure, Matthew Crawford la suggère comme seule voie possible de préservation de la biodiversité des différents types humains. Il prend le risque d'une approche entre science cognitive et écologie sociale pour proposer une philosophie politique, une incitation à agir autant qu'à réfléchir. Des références philosophiques qui émaillent son discours, et qu'il n'hésite pas à revisiter, il extrait des outils de compréhension du monde susceptibles de nous mettre en marche. Ça sent le cambouis, ça fleure bon l'énergie créatrice.