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Libération
Critique

L’emprise de l’Empire

L’Anglaise Jane Gardam clôt sa trilogie avec un «Eternel rival» inspiré par Dickens

Publié le 23/09/2016 à 17h41

Sans doute existe-t-il des pétitions plus sérieuses, et plus urgentes, néanmoins les lecteurs de Jane Gardam devraient se mobiliser. Ils lui feraient savoir que sa trilogie ne doit en aucun cas s'arrêter avec l'Eternel rival. Un article du New York Times, vieux de deux ans déjà, ne laissait-il pas entendre qu'une suite était envisageable ? Jane Gardam (née en 1928) disait s'intéresser au sort d'un personnage annexe, Isobel Ingoldby. Enfin, pas si annexe que cela, puisque le Vieux Filth, pour qui Isobel a beaucoup compté, lui a légué sa maison. Ingoldby, «très très âgée», en manteau de soie rose pâle, assiste aux obsèques de Filth quand l'Eternel rival commence. Quelques mois auparavant, on se réunissait dans des circonstances identiques, pour enterrer Sir Terence Veneering, le rival, l'éternel rival de Filth.

Tous deux étaient des avocats internationaux. Filth est l'acronyme de «Failed In London, Try Hong Kong», «Echec à Londres, essayez Hong Kong». Il s'appelle Sir Edward Feathers, et il est le héros du Maître des apparences, premier volume de la trilogie. Nous l'avons connu veuf, mais son épouse Betty, qui a aimé Veneering, déploie ses secrets dans le tome 2, le Choix de Betty. Excentriques, conventionnels comme seuls le sont les originaux, ils font partie de «ces chères vieilles choses» que les voisins affectionnent. Le hasard a fait que Veneering et le vieux Filth ont choisi, pour leur retraite, le même village du Dorset.

Parmi l'assistance, aux obsèques de Filth, les fans des deux premiers romans de la série reconnaîtront un ou deux personnages, par exemple un nain centenaire. Des dames, aussi, qu'on a déjà vues, peut-être, on n'est pas sûr. Ainsi Dulcie, qui arbore un chapeau avec des plumes : «Elle l'avait acheté à Bond Street quarante ans auparavant pour la fête d'anniversaire de la reine à Dar es Salaam, où son mari exerçait son métier de juge - un homme facile à vivre et toujours content, même en cas de pendaison.» Dulcie va être un important rôle secondaire dans l'Eternel rival, en compagnie de Fiscal-Smith, dont nul ne sait le prénom. On les retrouvera un matin, frigorifiés, dans l'église fermée à clé, affublés de vêtements sacerdotaux, tels deux vieux enfants.

«Et tout le monde se mit à chanter : "Je me voue à Toi mon pays." Pays qui, pour le Vieux Filth, né au bord de la Rivière noire dans les jungles de Malaisie, serré dans les bras d'une fillette, son ayah, bercé pour son bonheur par les bruits nocturnes de l'eau, des arbres et d'invisibles créatures, surveillé par différents dieux, n'avait de toute façon jamais été l'Angleterre.» Filth et Betty étaient des «orphelins du Raj» à la Kipling, ils devinrent comme des vestiges de l'Empire. Fiscal-Smith et Veneering, quant à eux, sont originaires des côtes glaciales du nord-est de l'Angleterre. Ils viennent plutôt de Dickens - Terence Veneering, qui a un nom russe, tient son pseudonyme d'un personnage de l'Ami commun. Smith est le fils du directeur de l'école. Le jeune Terence l'aime bien, de loin, sans savoir qu'il aura une place dans sa vie. Refuser la naphtaline, saisir les individus dans la vivacité du présent, les transporter dans l'avenir d'un coup de baguette magique, inventer des rapprochements délectables : l'art de Jane Gardam, à quoi on ajoutera la malice, qualité fondamentale de «ces chères vieilles choses» que sont les grandes romancières anglaises.

Pendant les terribles années 30, une femme couverte de poussière noire sillonne les rues de Herringfleet, avec son âne. C'est la mère de Veneering, Veneering à qui l'Eternel rival est consacré. «Elle trimballait les sacs dans les caves à charbon ou déversait les boulets par les vasistas des écuries. Elle prenait l'argent et le jetait dans une bourse en cuir accrochée à la corde qui lui servait de ceinture. Elle adorait son travail.»