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Libération
Critique

Trépas gay

Jonas Gardell ne prend pas de gants avec le sida en Suède
publié le 30 septembre 2016 à 17h12

N'essuie jamais les larmes sans gants est le roman vrai des années sida en Suède. Un succès phénoménal : plus de 500 000 exemplaires vendus, puis, en 2013, l'adaptation en série télé a eu là encore un succès historique : un téléspectateur sur deux l'a regardée. Au point que, dans les maisons de retraite, l'heure du coucher a été retardée afin que les résidents puissent regarder. Et l'on en discutait dans les écoles.

1- Un joli titre et une belle histoire ?

Nous sommes en 1982. Rasmus vient juste d'avoir son bac, il quitte la Suède profonde pour la capitale. A Stockholm, il va être enfin lui-même. Loin de ceux qui le traitent de sale pédé. Benjamin, lui, est témoin de Jéhovah. Il vit dans le prosélytisme et les préceptes religieux inculqués par ses parents. Sa conviction se fragilise le jour où il frappe à la porte d'un homme qui l'accueille chaleureusement, et lui lance : «Tu le sais, au moins, que tu es homosexuel ?» Rasmus et Benjamin vont s'aimer. Autour d'eux, une bande de jeunes, pleins de vie, ils se sont choisis comme vraie famille. Ils sont libres, insouciants. Et voilà qu'arrive le sida. Certains n'ont plus que quelques mois à vivre, d'autres quelques années. C'est tout une génération de gays qui va être fauchée en Suède, mais en tout anonymat.

2- Un auteur engagé ?

Quasi inconnu en France, Jonas Gardell est une star en Suède. Humoriste et écrivain, il est marié à un animateur de télévision célèbre, Mark Levengood, aux manettes entre autres de L'amour est dans le pré local. Fervent militant des luttes LGBT, on dit qu'il est aussi populaire que la princesse héritière Victoria de Suède, qui lui a d'ailleurs remis le prix de l'«Homo de l'année» en 2013.

3- Le poids du remords ?

Interrogé par le magazine Têtu, l'auteur reconnaît, sans faux-fuyant : «Beaucoup de personnes m'ont demandé "pourquoi il t'a fallu vingt-cinq ans pour écrire cette histoire ?" C'est en partie car le sida est une maladie qui parle de la honte. On mentait sur les raisons pour lesquelles les hommes mouraient. Des amis à moi n'ont pas pu venir à l'enterrement de leurs propres copains. […] Dans le milieu des années 90, quand les trithérapies sont arrivées, plus personne ne voulait parler des pédés qui mouraient.» La honte, puis le déni : «A l'époque, on n'avait jamais été traité autrement. Nous n'étions pas choqués du sort qu'on nous réservait. Un jour, quand Mark et moi sommes allés chez Ikea acheter l'étagère Billy comme tout le monde, le vendeur a été choqué de nous voir ensemble. Il nous a menacés avec des couteaux, la police est venue et elle a pris la défense du vendeur : "Ecoutez, il faut comprendre le sentiment de dégoût de ce vendeur".»

Ce sont des années de plomb. Les maladesn'avaient même pas la permission d'aller à l'hôpital. Ils ne pouvaient pas aller chez le dentiste. «Certains sont morts de froid, dehors, et quand ils sont morts, on les a mis dans des sacs plastique. On les a oubliés. Je voulais que toute la population suédoise regrette d'avoir fait ça et porte le deuil de ces gens-là. Qu'ils soient tristes.» On ne sait s'ils ont été tristes, en tout cas les autorités suédoises n'ont jamais fait acte de contrition. Aujourd'hui encore, si un séropositif couche sans préservatif, il peut être incarcéré.