Il était moitié reître moitié Ronsard, et il est mort en 2015 à 89 ans, un bel âge pour survivre à ses premiers lecteurs et pour devancer sa postérité. Quelques mois plus tôt, James Salter donne trois conférences à l'Université de Virginie : «l'Art de la fiction», «Ecrire un roman», «Quand la vie devient de l'art». Son éditeur les publie, précédées de l'entretien qu'il donna en 1993 à ce confessionnal canonique des grands écrivains, The Paris Review. D'un texte aux autres, une continuité s'établit - dans les références, l'existence, le métier. On apprend au passage que Salter connut Yoko Ono avant Lennon, parlait de femmes avec Saul Bellow, visita les tombes de Flaubert et de Willa Cather. De Gide, il aimait la Porte étroite.
Phares. C'était un grand costaud assez bourru et plutôt machiste, ancien pilote de guerre, scénariste et journaliste à ses heures, il faut bien vivre. Cette cellophane virile et papillonnante n'a jamais caché la précision délicate et obstinée de sa prose. Elle équilibrait une énergie pessimiste face à la vie et un émerveillement laconique devant un paysage, une robe, une lumière, un geste. C'était le style d'un navigateur dont les phares ont été Colette, Duras, Babel, Nabokov, Saul Bellow, Hemingway, des écrivains dont l'unique point commun est, outre une sensibilité follement stoïque, le rejet mot à mot de toute espèce de sentimentalisme. Il n'est donc pas étonnant que, dans ses ultimes conférences, il compare l'écriture à la peinture et à la danse. C'est un maître de chevalet et de ballet qui parle : paisible, implacable et d'une fausse banalité.
«Les écrivains, dit-il dans "Ecrire un roman", ont des affinités avec les peintres. Pour ma part, j'aime aller admirer des tableaux, et songe souvent, en les contemplant, à ce que j'écris en ce moment ou pourrais écrire. Pour les peintres, ce qui est au premier plan, c'est la perception des choses. Et ensuite, ce qu'ils choisissent, parfois sans intention marquée, de peindre. Quand je regarde les études et les essais que réalise un peintre, […], je me dis toujours que je devrais fournir davantage de travail préalable. Dans le cas des paysages, bien sûr, est à l'œuvre l'inaltérable et absolue représentation d'un lieu réel qu'il est également possible de voir dans un roman, même s'il ne s'agit pas de la même vision.»
A The Paris Review, il disait avoir écrit Un bonheur parfait en pensant aux tableaux de Bonnard. Dans l'une de ses conférences, il précise : «Tout le monde doit savoir se défier du sucré, du doucereux. Cela peut-être tellement écœurant. Il faut alors regarder les tableaux : on y trouve une aide précieuse. Ce n'est pas facile d'écrire des romans.» La danse suggère à l'écrivain que s'il n'a pas le sens du rythme, il n'apprendra jamais rien.
Etagère enchantée. Les conférences et l'entretien n'ont pas que ce côté «maître kung-fu» de l'écriture. Salter parle volontiers des éditeurs et grands lecteurs à qui il est redevable, des écrivains qu'il aime, qu'il a lus et rencontrés. Hemingway ? «Il a beaucoup de puissance, dit-il à The Paris Review, mais je trouve son caractère désagréable. Je connais beaucoup de gens qui l'ont rencontré - ils disent tous qu'il était merveilleux. Je ne le crois pas. Il y a une chose bien dans la vie, c'est qu'on peut toujours réarranger le panthéon et rétrograder certaines figures qui vous déplaisent. Cela ne fait de mal à personne. Donc je l'ai descendu d'un cran : il ramasse la poussière à la cave.» Vingt et un ans après, il semble en être sorti, et Salter lit aux Virginiens avec admiration le début de l'Adieu aux armes. Henry Miller ? «Il n'y a aucune distraction possible quand on le lit pour la première fois. Je ne pense pas qu'on doive lire tous ses livres - beaucoup sont répétitifs. Une fois que vous êtes fourré dans Sexus, Plexus, Nexus et Printemps noir, vous titubez comme si on vous tapait dessus à coups de journaux roulés, comme un chien. Mais quand vous tombez sur le Tropique du cancer, vous lisez un livre fascinant. […] C'est la voix de Miller qui vous fait rester au coude à coude avec lui bien après la fermeture, et vouloir rentrer avec lui en continuant à causer, même si vous savez qu'il vaudrait mieux l'éviter.»
L'un de ceux qui l'ont formé, l'éditeur Robert Phelps revient d'un bout à l'autre du livre. Il avait écrit un essai sur Colette. Il habitait deux petites pièces avec sa femme et sa vie était vouée aux livres. Il n'y en avait jamais plus de trente-cinq chez lui, «le nombre exact de volumes par étagère dans la bibliothèque infinie de Babel que Borges décrit comme une métaphore de l'univers, chacun d'eux pouvant être à tout moment remplacé par un autre que Phelps adorait ou considérait plus digne d'y figurer». Salter a peut-être écrit chacun de ses livres pour qu'il remplace, sur cette impitoyable étagère enchantée, le précédent - si toutefois il s'y trouvait. Phelps est mort deux ans avant lui.