Pourquoi rapprocher Vera Kaplan de Laurent Sagalovitsch, récit terrible basé sur un cruel fait réel, et la fantaisie égomaniaque du premier roman de Aleksi K. Lepage, Journal d'un psychotronique ? Parce que, s'ils sont à l'opposé exact du spectre de la littérature, tous deux explorent brillamment les limites de leur genre. Mais surtout parce que l'un et l'autre nous forcent à une introspection dont nous ne sortons pas indemne. Ces deux romans, malgré leur irréductible différence, ont en effet un point en commun : ils tracent le portrait de celle/celui que nous ne voulons surtout pas être, de celui/celle en lequel nous ne nous reconnaîtrons jamais.
Vera Kaplan est une Juive dans l’Allemagne nazie qui, pour sauver sa famille de la mort, dénonce d’autres Juifs. Une fois ses parents déportés, elle continue à traquer ses amis pour le compte de la Gestapo. Sagalovitsch, désertant cette fois l’autofiction, apure et affûte un récit pavé de questionnements pour le lecteur, appelé à sonder en lui-même la part d’une bien-pensance facile. Vera Kaplan, ou le récit d’une assimilation trop bien réussie ? Mais l’assimilation n’est-elle pas la voie aujourd’hui désignée comme celle de la concorde sociale ? Vera Kaplan, monstre d’égoïsme ? Ou révoltée passant sur les corps pour ne pas accepter la négation de son droit à vivre ?
Aucune de ces questions ne pourrait saisir le héros de Aleksi K. Lepage. Car son cas est clair : rien ne viendra détourner cet «égoïste de conviction» de son autocontemplation maniaque, pas même l'irruption d'un ovni aux curieuses facultés «psychotroniques» (attaques psychiques agissant sur les comportements, vraiment développées par les armées depuis les années 1960). Le diariste logorrhéique n'a pas besoin d'être soumis à une manipulation mentale pour savourer son apathie naturelle, qui le laisse indemne de toute irruption de l'histoire dans sa vie. Replié dans son appartement, il déverse ses imprécations sur tous les saboteurs de sa tranquillité. On referme la diatribe, comique en diable, de ce contempteur des «pseudo-moralistes à gages», moins déprimé, mais aussi perplexe sur l'humanité que lorsqu'on se persuade d'oublier au plus vite Vera Kaplan.