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Libération
Critique

Disparu dans «le terminus» de Kadhafi

Autobiographie familiale de Hisham Matar, fils d’un opposant libyen
publié le 10 février 2017 à 17h06

En 1986, un adolescent libyen souhaite poursuivre ses études dans un pensionnat britannique : «Je ne suis toujours pas sûr de savoir pourquoi ce garçon de quinze ans que j'étais, membre d'une famille tolérante et aimante, choisit un jour de quitter l'Egypte.» Est-ce ici le romancier en Hisham Matar qui s'exprime et embellit la réalité, ou a-t-il vraiment grandi dans une famille parfaite ? Nous ne le saurons pas. Mais son insistance sur la bonté de sa mère et son adoration pour son père rapproche son autobiographie familiale, La Terre qui les sépare, d'une autre intitulée L'oubli que nous serons, publiée il y a onze ans par le Colombien Hector Abad. D'ailleurs, les deux écrivains sont amis, nous dit Matar. Tous les deux ont perdu un père qui a payé de sa mort son engagement politique. Les paramilitaires ont tué celui d'Abad, et Kadhafi a fait enlever le père dissident de Matar avec l'aide des services secrets égyptiens en 1990. Il l'a envoyé dans la prison d'Abou Salim à Tripoli, une prison surnommée «le terminus». «Mon père était l'une des figures les plus importantes de l'opposition», écrit Hisham Matar. Militaire, il entraînait des combattants au Tchad avec l'aide desquels il espérait renverser le régime.

Dans les premiers temps de sa captivité, le père parvient à faire passer des lettres à sa famille. «Mon père demeura à Abou Salim au moins de mars 1990 à avril 1996, date à laquelle il fut tiré de sa cellule et emmené dans une aile secrète de la même prison, ou dans une autre prison, ou encore exécuté.» En 1996 en effet, un massacre devenu célèbre coûte la vie à 1 270 prisonniers d'Abou Salim, fusillés. Découvrir la vérité parmi ces trois alternatives est le but de la campagne de sensibilisation dans laquelle se lance Hisham Matar, qui habite à Londres, en 2010.

Architecture. Déjà auteur de deux romans, Matar entrelace avec fluidité sa trajectoire au destin de la Libye, indépendante en 1951, après avoir été sous domination ottomane puis italienne (1). Ses études d'architecture jouent-elles un rôle dans la forme de ces mémoires ? La terre qui les sépare est un beau récit choral, composé d'allers et retours entre une histoire passionnante et rare de la Libye et de ses dissidents, la meilleure part du livre, et les scènes d'une vie de famille particulière. Les lecteurs du premier volume de l'Arabe du futur de Riad Sattouf auront reçu une initiation avant l'approfondissement de leurs connaissances. Le retour en Libye en 2012 d'Hisham Matar, tandis que le régime vient d'être renversé, ouvre le livre. Matar a 42 ans (il est né en 1970, un an après le coup d'Etat de Kadhafi), et n'a pas mis les pieds à Tripoli depuis l'exil de sa famille au Caire en 1979. Sur place, ses 130 cousins demandent à le voir.

Il a oscillé autrefois entre la colère et les idées suicidaires. Le récit de son enquête fait néanmoins sourire grâce à une rencontre avec le ministre des Affaires étrangères David Miliband, peu concerné par le problème, et grâce à un rendez-vous avec un diplomate libyen capable de dire : «Pour être franc, c'est très dur de travailler pour ce régime. Un vrai casse-tête.»

Le prix d'incongruité revient à Saïf al-Islam, le fils noceur et sournois de Muammar al-Kadhafi qui se prétend réformateur indépendant. Le texto décoré d'un smiley qu'il envoie à l'auteur page 266 est une perle. Hisham Matar souhaite profiter des liens noués par Tony Blair avec la Libye en 2004, un tournant après lequel «La capitale britannique devint le lieu de prédilection des services secrets libyens pour contrôler les Libyens à l'étranger». David Miliband et Tony Blair n'ont pas réagi à la parution du livre.

Un trimestre par an, Matar quitte Londres pour New York et enseigne la littérature au Barnard College. Il est marié à une Américaine et ils n'ont pas d'enfant. Il écrit que Londres est la ville du «secret», «de la réserve», nous précise-t-il. Ce trait de caractère lui convient, il apprécie la discrétion, «bien que je sois méditerranéen», dit-il. Matar n'éprouve pas pour son pays d'adoption dont il est citoyen la détestation d'un Zia Haider Rahman, écrivain britannique né au Bangladesh et dont le roman A la lumière de ce que nous savons raconte aussi un déracinement. «Les Britanniques sont fiers d'eux-mêmes, c'est vrai, mais j'ai été très bien accueilli.» Pour le danger qui y rôde, la Terre qui les sépare rappelle Joseph Anton, l'autobiographie d'un autre Britannique, Salman Rushdie. Après avoir grandi auprès d'un père menacé qui vivait sous de fausses identités et inspectait les voitures avant d'y faire entrer sa famille, Hisham Matar s'expose, avec ses recherches, aux représailles des services secrets libyens.

Parenthèse enchantée. Lorsque Kadhafi renverse le roi Idris, Jaballa Matar, le père d'Hisham, rejoint immédiatement Tripoli. Il croit en la naissance d'une république séculière. C'est depuis Londres qu'il apprend le coup d'Etat. La Terre qui les sépare est tissé d'échos entre les biographies des pères et des fils : le grand-père paternel de Matar résista à l'oppresseur de son époque, italien. Comme le père d'Hisham, «Grand-Père Hamed» fut un homme d'affaires prospère le temps d'une parenthèse enchantée. Et «comme son fils plusieurs années après», il fut arrêté puis emprisonné.

Ces mémoires offrent l’exemple d’une exceptionnelle complicité fraternelle. Ziad, le frère aîné d’Hisham, se rend en Libye en juin 2011, seul, alors que la guerre civile fait rage et que les deux frères s’étaient promis d’y retourner ensemble.

Ziad croit que son père vit toujours, «même après l'ouverture de toutes les prisons. Peut-être était-il libre et, du fait d'une incapacité quelconque - perte de mémoire, perte de la vue ou de la parole -, il ne pouvait retrouver le chemin de son foyer, errant, tel Gloucester à travers la lande du roi Lear».

Hisham Matar utilise des chemins de traverse pour éviter d'écrire que son père est mort. Plus loin, il doute encore : «Je me suis toujours demandé si l'on pouvait perdre son père sans vraiment ressentir le moment exact de sa mort.»

(1) «Anatomie d’une disparition», traduit par Sarah Gurcel, paraît en Folio.