C'est un petit livre que l'on ouvre avec une envie de légèreté. Geneviève Brisac sait y faire pour évoquer des sujets lourds et graves avec un ton tout en volutes et en rondeurs, jamais pesant. On se souvient encore du beau Une année avec mon père (L'Olivier, 2010) qui racontait sans pathos la vieillesse de son père. Vie de ma voisine, voilà qui annonce un joli moment. Mais il suffit de quelques pages pour comprendre que la vie de la voisine est tout sauf légère. Eugénie, dite Jenny, dite Nini, est née en 1925 de parents polonais, juifs et athées. Rivka et Nuchim Plocki. «Deux personnes mortes depuis longtemps, lui durant le mois d'août 1942, et elle je ne le sais pas, personne n'en sait le moment exact, à l'âge de quarante-deux ans pour elle, à l'âge de cinquante-deux ans pour lui», explique Jenny à sa voisine romancière. «Oui, on connaît, écrit celle-ci, ne nous cassez pas la tête à radoter sur toujours la même chose. On sait tout ça, on sait tout sur vous. Les Juifs. Les Polonais. Les Athées.» On sait tout et pourtant on découvre les différentes étapes du destin tragique de Rivka et Nuchim avec un intérêt et un effroi intacts, comme si on lisait ce drame pour la première fois. Brisac a cette façon bien à elle de nous le raconter, entre deux gorgées de thé très noir, qui nous le rend familier, comme si elle donnait des nouvelles de sa famille éloignée.
Jenny parle de ses parents avec de tels détails qu'on les croirait là, à côté de nous. On sent les parfums des strudels et des conserves de fruits ou cornichons à la russe que s'escrime à préparer Rivka dans le minuscule espace de vie qui est le leur. «Ma mère sait l'ordre des saisons, elle n'a rien oublié des savoirs des femmes du shtetl de Blendow», dit-elle. Quant à Nuchim, il a pris l'habitude d'aller chercher sa fille à la sortie de l'école pour l'emmener au bois de Vincennes s'asseoir au bord de l'eau, «à l'ombre des deux grands pins, pour parler et pour lire, s'il ne fait pas trop froid». Les parents rêvent tous deux d'un avenir brillant pour leur fille, ils lui transmettent leur humanisme, leur confiance éperdue en la vie, malgré tout. Il leur en faudra de l'humanité et de la confiance pour assumer ce qui va suivre. Le 16 juillet 1942, on frappe à la porte. Le flic qui est venu les arrêter est un ancien voisin mais il fait comme s'il ne les reconnaissait pas. Les parents, Jenny et son petit frère sont embarqués et regroupés dans un pavillon où toutes les familles juives de Vincennes sont entassées. Quelques heures plus tard, un commissaire apparaît : les enfants français peuvent partir. Et là se produit ce qui nous paraît aujourd'hui inconcevable mais qui, à l'époque, était d'un courage immense : les parents décident de laisser partir leurs enfants. Sans se parler, ils savent que c'est la seule façon de leur sauver la vie. «Les autres enfants sont restés. Et tous sont morts», raconte Jenny.
Jenny est devenue enseignante. Sa vie, ce sont les enfants à qui elle a appris à devenir courageux et respectueux des autres, à poser des questions, inlassablement. «Poser les questions qui dérangent. Tout est là. Toujours. C'est l'essence de l'esprit d'enfance», écrit Geneviève Brisac.