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Libération

Yaa Gyasi, la forêt généalogique

publié le 10 février 2017 à 17h07

No home (titre original : Homegoing) est à la fois un roman familial et une saga sur l'esclavage - mais pas ce qu'on entend généralement par une saga ni par des histoires de famille. En tête du premier roman de Yaa Gyasi, Américaine née en 1989 au Ghana (qu'elle a quitté à deux ans), un «proverbe akan» : «La famille est comme la forêt : si tu es dehors, elle est dense ; si tu es dedans, tu vois que chaque arbre a sa place.» A la fin du livre, dans les remerciements : «Je dois tout à mes parents, Kwaku et Sophia Gyasi, qui, comme tant d'immigrants, sont le symbole même du travail acharné et du sacrifice. Merci d'avoir dégagé un chemin pour qu'il nous soit plus facile de marcher. Merci à mes frères, Kofi et Kwabena, d'y marcher avec moi.» L'intrigue est la suivante : au milieu du XVIIIe siècle, sur la Côte-de-l'Or, dont la partie britannique deviendra le Ghana, une femme a mis au monde deux demi-sœurs qui n'ont pas de contact entre elles et dont Yaa Gyasi, en quatorze chapitres d'une trentaine de pages qui apparaissent aussi bien comme autant de nouvelles, va suivre de façon alternée la descendance respective sur sept générations (le lecteur en sachant plus que chaque personnage sur ses ascendants), jusqu'à l'époque contemporaine, une branche demeurant en Afrique, et l'autre s'installant aux Etats-Unis. Une pierre et le feu jouent un rôle particulier pour unir les héros et le roman attribue à chacun sa place et son chemin.

Où et quand finit l'esclavage ? Il s'avère que sa légalité ou son illégalité ne change guère les choses, en Afrique mais aussi aux Etats-Unis. «Combien de temps faudrait-il attendre pour que les choses changent ? Et quand elles auraient changé, cela changerait-il quelque chose ? L'Amérique serait-elle différente ou resterait-elle plus ou moins la même ?» Par combien d'étapes faut-il passer, quels efforts fait-il fournir avant d'«accepter d'être libre» ? Un des héros d'un chapitre est défiguré parce que sa mère folle l'a précipité dans le feu, enfant. «Si je l'épouse, mes enfants seront laids», dit dans sa jeunesse une fille à qui il plaît et le meilleur ami du personnage explique alors à celle-ci «qu'on ne pouvait pas hériter d'une cicatrice». «Aujourd'hui, à l'approche de son cinquantième anniversaire, Yaw se demandait si c'était vrai.» Tant toutes les cicatrices ne sont pas visibles quand bien même ce personnage-là vit au Ghana. Sonny, aux Etats-Unis, devient militant, il va dans des appartements où l'abondance de cafards contraint à ranger les brosses à dents dans le réfrigérateur, il ignore que sa mère a vécu dans d'encore pires conditions, il ne comprend pas qu'elle aussi a milité, c'était manifester que faire la route depuis l'Alabama jusqu'à Harlem dans l'espoir que son fils connaîtrait «un monde meilleur». Il est désarçonné quand ceux à qui il offre son aide lui disent juste : «"Vous pouvez rien faire du tout, hein ?" Sonny ne sut pas quoi répondre. Il sut seulement qu'il devait s'enfuir.» Yaw ne saisissait pas pourquoi les chrétiens «ne prêchaient pas d'éviter de faire le mal plutôt que de pardonner. Mais plus il gagnait en âge, plus il comprenait. Le pardon était un acte qui intervenait après les faits, un avenir pour la mauvaise action à venir».

No home est un texte très romanesque. Comme une nouvelle presque indépendante (mais en fait non), donc, chaque chapitre a sa chute qui peut mettre les larmes aux yeux, tellement ça va mal ou justement parce que tout à coup ça ne va pas si mal que ça. Les éléments historiques se fondent dans la sensibilité des personnages et les contraintes de la vie quotidienne. «Ma Aku leur disait souvent que sur la Côte-de-l'Or les balais n'avaient pas de manche. C'était le corps qui était le manche, qu'il bougeait et se pliait beaucoup plus facilement qu'un bâton.» Yaa Gyasi ne mise pas sur le misérabilisme, ses héros ont aussi leur quart d'heure warholien, parfois plus, parfois moins. «Elle l'avait aidé à la pénétrer et s'était mise à cheval sur lui jusqu'à ce qu'il la supplie : "Arrête, t'arrête pas, plus vite, moins vite." Quand il avait fermé les yeux, elle lui avait demandé de les ouvrir. Elle aimait tenir la vedette.» C'est cette même femme qui chante merveilleusement, «Willie imaginait que le son émanait d'une caverne tout au fond de son abdomen, que, comme son père et les hommes de l'assistance, elle était un mineur qui creusait dans les tréfonds d'elle-même pour en tirer quelque chose de valeur». C'est encore la même qui «n'avait aucune confiance dans les balais des Blancs, si bien qu'elle emportait toujours le sien avec elle», à la honte de son fils né en colère et pourtant si fier de la voix de sa mère qu'il en arrive parfois à sourire.