Si le titre est parfait pour des mémoires, il prend une intonation tragique quand on connaît le traumatisme qui a bouleversé la vie de Frédérick Tristan et l'a amené à écrire. A 9 ans, fuyant avec sa famille l'avancée allemande en Ardennes, il est pris dans un bombardement. Il échappe à la mort mais est frappé d'une amnésie totale. Plus de soixante-dix ans plus tard, le «vieil homme» revient sur cette blessure «matricielle» qui a sous-tendu son œuvre, pour une autobiographie intellectuelle doublée d'un art poétique. Le livre est sous-titré «anamorphose» pour souligner la proximité de sa démarche avec les Ambassadeurs d'Holbein. Le texte comme le tableau révèle la présence obsédante de la mort, de l'oubli, de l'innommable. Aussi le Passé recomposé occupe-t-il une place centrale dans l'œuvre de Frédérick Tristan. Dépouillé des conventions du genre, pudique et intime à la fois, il se donne comme une peinture chinoise qui émerveille par ses jeux entre les encres et les blancs.
«Homme sans nom», Tristan est «un réfugié de nulle part», un écrivain qui a élevé son œuvre à la dimension d'une élucidation personnelle qu'il prolonge en une véritable ontologie. Pendant longtemps il a écrit en marge, jusqu'au jour de 1983 où il a obtenu le prix Goncourt pour les Egarés. «Enfant, l'écrivain avait été exilé par le blanc de l'amnésie ; maintenant, il l'était par le trop-plein d'une renommée factice», écrit-il. Cette soudaine célébrité s'est accompagnée des inévitables malentendus. On l'a lu comme un autre, on l'a catalogué dans les écrivains «initiatiques» alors que ce qu'il signe a le caractère inouï qui fait le fond des grandes œuvres. Loin d'être un romancier classique en une époque de «retour au roman», Tristan était plutôt un ouvreur. Mais l'argument des Egarés où il imagine qu'un écrivain signe un pacte avec un individu qui sera chargé d'endosser à la fois son pseudonyme littéraire et sa vie sociale de romancier, amenait à une lecture frivole. «On ne naît jamais seul d'une amnésie. Une foule vous attend à la sortie» : contrairement à ce qu'on en a retenu alors, le pseudonymat n'est pas chez Tristan une mystification, mais l'expérimentation de voix, de langues, de traditions culturelles ; son œuvre est gigogne et se décline au pluriel. Entré en littérature sous le nom d'une femme, Danielle Sarréra, il est devenu Frédérick Tristan, s'écrivant à travers une foule de fictions parcourues de personnages, d'écrivains imaginaires, de miroirs et de masques.
C'est ce théâtre de mémoire lézardé d'ombres que déploie le Passé recomposé en un dispositif où la Chine s'unit à la Venise baroque. Tristan y oriente son œuvre, «c'est ailleurs, que ça s'écrit», et la surplombe des questions auxquelles l'écrivain s'est confronté. A commencer par sa généalogie qui mêle les Ardennes à la Chine, le réel au fictionnel, les métiers à tisser, les doublures et le texte. A ces questions, Tristan répond que «la fiction est une ruse du réel pour s'expliciter mieux» et que tout art n'est «qu'une utopie enracinée dans le manque».