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Libération
Critique

Dans les filets de la Stasi

Une descente lucide aux enfers par Karsten Dümmel.
publié le 12 mai 2017 à 18h16

Un agent de la Sécurité d'Etat est-allemande infiltré parmi des écrivains se doit d'avoir quelques aptitudes littéraires. Celui dont le nom de code est «IM Edition» et qui est chargé d'expertiser un manuscrit d'Arno K, personnage central du Temps des immortelles, n'en est pas dépourvu. «Le recours au laconisme et à une langue très travaillée peut s'interpréter comme une perte de la capacité de parler», écrit l'homme ou la femme de la Stasi. Commentaire qui peut s'appliquer comme en abyme au présent livre. Et quelques lignes plus tôt sur la fiche policière : «Ce texte est en même temps politiquement agressif, parce qu'il a été écrit dans une distance absolue de l'Etat.» Tout va être donc fait pour que le manuscrit incriminé, «Philémon et Dédale/Rencontre à Bautzen», soit rejeté une fois de plus par les maisons d'édition, sous prétexte d'inutilité.

Le romancier Karsten Dümmel connaît bien les rouages, la maniaquerie judiciaire et le jargon du pouvoir en République démocratique allemande. Né en 1960, il fut emprisonné et la cible d'un processus «de désintégration» psychologique par le régime. Son héros, Arno K, «OV Cordon» pour la Stasi, fait l'objet de ces mêmes mesures. Mais il n'y aura pas d'échappatoire pour lui, contrairement à Karsten Dümmel, «cas difficile» racheté par l'Allemagne de l'Ouest en 1988.

Assigné à résidence et à un travail de nuit dans la chaufferie d'une aciérie, usé par les convocations policières, Arno K s'accroche au début à l'écriture, aux visites mentales dans son passé… Mais la peur gagne. Des lettres sont envoyées l'accusant - cynisme de la Stasi - d'en être un agent, son entourage s'éloigne. On suit la «désintégration» grâce aux documents de la Sécurité d'Etat. «OV Cordon» est persuadé que son domicile est sur écoutes. Il descend à la cave, coupe des connexions électriques et des fils de téléphone et travaille à la lumière d'une bougie. Le mouchard donne alors pour consigne d'organiser la pénurie de bougies «aux environs immédiats du lieu de travail et de résidence du sujet opérationnel».

Les fiches policières qui s'intercalent au fil du roman sont écrites dans une typographie différente du reste de texte, comme si elles avaient été tapées à la machine à écrire, avec un doigt, et créent une sensation d'encerclement puis d'enfermement. Le roman très structuré fait également alterner des chapitres intitulés «Aujourd'hui», «Hier», «Demain»… des va-et-vient entre l'enfance, la froideur du présent, puis la quête de la fille d'Arno K, après l'ouverture des archives de la Stasi. L'écriture varie, hachée, elliptique, ou plus ample, quand il s'agit de souvenirs lumineux. L'homme que le système veut broyer glisse dans le mutisme. Karsten Dümmel laisse s'attarder son regard sur Berlin-Est avec beaucoup de justesse et sur le temps qu'il fait. Evoque l'automne qui se glisse dans les arbres «pendant la nuit, en cachette, à ailes feutrées» ou l'été «fuyant sans réfléchir la ville», une personnification des saisons ou des phénomènes météorologiques qui accroît le sentiment de solitude. Jusqu'au moment où Arno K pensera que même l'eau, dans la clinique où il a été interné, voit et écoute ce qui se dit.