Les textes de Mario Bellatin, né au Mexique en 1960, sont toujours extrêmement particuliers. Empaillé et le Clerc de notaire Murasaki Shikibu, les deux très brefs romans qui paraissent en français en un court volume, dérogent si peu à cet état de fait que Chloé Samaniego, la traductrice, juge à juste titre utile d'apporter dans sa préface «quelques clés pour mieux apprécier ce fragment d'une œuvre immense». Ainsi la présence dans ses textes d'extravagantes prothèses ou de l'islam qu'on pourrait croire seulement due à l'imagination considérable de Mario Bellatin a des liens beaucoup plus étroits et concrets avec sa biographie. «Il est né sans bras droit, et les images qui le montrent avec toutes sortes de prothèses aussi impressionnantes qu'excessives plantent bien le personnage. Il s'est converti au soufisme. Il souffre d'asthme. Il se passionne pour les chiens de race.» Dès le début d'Empaillé, le narrateur découvre sur le bord de son lit «l'auteur Mario Bellatin», comme si ce narrateur prenait soudain sa place dans un monologue commencé avant lui, et décide de nommer cette apparition «Mon Moi ?».
Les chiens sont un sujet prégnant dans l'œuvre de Mario Bellatin et le narrateur d'Empaillé évoque un livre sur le sujet écrit dès ses 10 ans et qu'on lui aurait subtilisé. «Il se rappelait les brimades qu'il avait subies depuis l'enfance, qui avaient commencé de manière flagrante avec la disparition du livre sur les chiens, mais aussi les choix de vie qu'il aurait dû faire pour pouvoir continuer à écrire. Sans compter les innombrables railleries suscitées par l'absence de son bras droit.» C'est-à-dire qu'il peut y avoir quelque chose de poignant dans les recherches littéraires apparemment les plus abstraites de l'écrivain, le narrateur évoquant en outre cette étrange ambition de «Mon Moi ?» d'«écrire sans avoir recours aux techniques traditionnelles de l'écriture comme, par exemple, les mots».
Empaillé revisite divers textes précédemment traduits de Mario Bellatin, Salon de beauté (Stock) comme Jacob le mutant et Chiens héros (Passage du Nord-Ouest), par exemple, sans qu'il soit nécessaire de les avoir lus pour profiter du roman, ce n'est pas tant alors une œuvre en soi qui compte que le principe même de la littérature. Le Clerc de notaire Murasaki Shikibu appartient pour sa part à la veine japonaise du Mexicain qui a déjà donné le Jardin de la dame Murakami et Skiki Nagaoka : un nez de fiction (Passage du Nord-Ouest) en vertu de cet universalisme littéraire qui ne devrait pas interdire à la fantaisie d'un Américain de se frotter comme auteur à la littérature asiatique.
Les quelques phrases plus ou moins précisément reprises du corps des romans qui closent les deux textes traduits aujourd'hui permettent de se faire une idée de chacun. Empaillé : «Mario Bellatin mettait dans ses mots trop de force. C'est ce qui a apparemment contribué à l'user et l'a conduit à une mort prématurée.» «Expliquer l'importance du chien avec une patte arrière en moins dans la vie de Mario Bellatin.» «Ecrire des textes les uns après les autres avec l'imaginaire d'un enfant de dix ans.» Le Clerc de notaire Murasaki Shikibu (qui tourne aussi autour de Margo Glantz, «Notre Ecrivaine», l'auteure mexicaine dont une phrase kafkaïenne est en épigraphe, «La grande erreur de Gregor aura été de ne vivre qu'une seule métamorphose») : «Le rabbin lui dit qu'il avait une méthode bien à lui pour en faire une orthodoxe.» «Quelles étaient les lettres que le bonhomme portait sur le front ?»
Comment écrire ? Comment ne pas écrire ? Chloé Samaniego : «Encore une légende qui se confirme : Bellatin écrit ses livres sur son smartphone.» Il projette d'en écrire cent, «chacun tiré à mille exemplaires sur sa presse artisanale» et dont chaque aspirant acquéreur déterminerait le prix. «Les cent livres ont déjà été choisis et nommés, et les cent phrases qui constituent les cent titres forment par elle-même un nouveau récit.» Une sorte d'atelier d'écriture tel qu'on le rencontre dans Empaillé : «Un lieu qui possédait certaines des caractéristiques du vide. Un espace où n'existait qu'un seul interdit : écrire.» Le narrateur a soudain le sentiment que Mario Bellatin a disparu, à sa place «une vieille feuille de papier froissé». «C'était une feuille de papier qui flottait à côté de mon lit. J'ai pensé de nouveau aux effets secondaires des médicaments pour l'asthme. L'état si particulier dans lequel ils me plongeaient.» Entre la réalité et la fiction, c'est comme entre l'enfant nécessairement solitaire et ses camarades, «des liens qu'il ne savait pas comment nommer».