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Critique

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publié le 6 octobre 2017 à 18h26

Romans

Jacques A. Bertrand Quelques Conseils pour venir au monde

Selon Anatole Berthaud, écrivain, «on sait à peu près de quoi les gens meurent. On sait moins de quoi ils naissent». Aussi est-il foudroyé par l'évidence de la formule qu'il surprend dans une conversation de bistrot entre deux jeunes femmes : «Tu sais, il faut faire attention : en ce moment, des tas de bébés cherchent à naître.» D'où une série de recommandations à l'intention de ces inconscients qui prétendent venir au monde. Eviter les familles trop riches comme les foyers trop pauvres, bannir les parents à particule. Prêter attention aux goûts. Le narrateur, par exemple, ne regrette pas «d'avoir intégré une famille pot-au-feu et fricassée-de-boudin. (Si vous tardez, il n'est pas impossible que ce genre de famille ne soit plus en magasin.)» Choisir un sexe et un pays n'est pas simple non plus. Pour le caractère, «soyez plutôt de mauvaise humeur», l'auteur a des arguments. Cl.D.

Xavier Mauméjean La Société des faux visages

L'illusionniste Harry Houdini, spécialiste de l'escapologie ou l'art de se délivrer de n'importe quelle situation, est convoqué par Vandergraaf, l'homme le plus riche du monde après la disparition mystérieuse de son fils. Un autre personnage connu et controversé, Sigmund Freud, qui vient d'arriver à New York avec Carl Jung en prélude à une série de conférences, est également convié à résoudre l'énigme. Il s'agit pour ce tandem improbable de pénétrer un bâtiment dont l'architecture est calquée sur la structure de l'appareil psychique version freudienne, conscient, préconscient et inconscient. «Votre art consiste à sortir d'un lieu clos. La science m'aide à y entrer», résume Freud à Houdini, tous deux considérés en ce début de XIXe siècle américain comme des charlatans. Cette enquête, qui joue avec des figures historiques, s'apparente à un «Cluedo postmoderne», dixit l'auteur et philosophe espiègle qui mène d'une plume alerte et fine le lecteur vers un dénouement qui ne va pas de soi. «Ce qui repose dans les profondeurs de l'esprit peut être ramené à la lumière du jour.» Une bonne définition du roman comme de la psychanalyse. F.Rl.

Céline Zufferey Sauver les meubles

Est-ce une personne ou un objet que vous appréciez en «likant» une photo ? A quoi cela rime, d'ailleurs ? Le modèle qui pose fièrement pour ses amis virtuels, quelle intelligence a-t-il de lui-même et de sa valeur ? Avons-nous plus de jugeote qu'une commode quand nous cliquons pour manifester notre enthousiasme ? Sauver les meubles est le premier roman d'une diplômée de l'école des arts de Berne. Elle a 25 ans, a étudié l'anthropologie sociale, un bagage nécessaire pour observer certains plaisirs actuels. Le narrateur, un photographe d'une trentaine d'années, doit remiser ses aspirations esthétiques car il travaille pour un magasin de meubles qui n'a pas besoin de son talent. La dureté du monde professionnel, l'omniprésence de la sexualité, l'exhibition des corps et l'absence d'amour, cette mosaïque contemporaine est bien restituée dans un roman sarcastique qui mêle diverses formes : dialogues classiques, chats, messages publicitaires. V.B.-L.

Jonas Lüscher Monsieur Kraft ou la théorie du pire

Un conte philosophique sur notre époque, l'Europe et ses voisins. Chez Lüscher, Zurichois de 41 ans, le monde marche sur la tête. Le Printemps des barbares, son précédent roman, présentait le capitalisme fou ; celui-ci met face-à-face le Vieux Monde et le Nouveau. Kraft, un universitaire berlinois pour qui le septième ciel consiste à lire un moine franciscain en bibliothèque, participe à un concours. Il faut répondre à la question suivante : «Pourquoi tout est bien et pourquoi nous pouvons encore l'améliorer.» Le technophobe Kraft est le plus mal taillé pour l'exercice mais il y a un million de dollars à gagner si sa rhétorique convainc. Ce défi qui rappelle celui lancé en 1750 au Rousseau du Discours sur les sciences et les arts confronte un pessimisme morbide européen à un optimisme violent américain. Un second roman dans la veine du premier, brillant et acerbe. V.B.-L.

Récit

Simon McCartney Les Fantômes du Denali

L'ignorance a parfois du bon. En se lançant dans la lecture des Fantômes du Denali, on avoue que l'on ne connaissait rien de l'auteur et de ses courses dans l'Alaska à la fin des années 70. On a donc dévoré les exploits de Simon McCartney, jeune grimpeur britannique surdoué, inconscient et attachant, qui s'attaqua en compagnie du Californien Jack Roberts à deux voies encore vierges : la face nord du mont Huntington puis l'immense et vertigineuse face sud-ouest du Mc Kinley (rebaptisé depuis Denali, son nom indien). Un récit au suspens et au style soutenus, qui nous conduit dans les pas de ces «stonemasters» hippies, avec leur fraternité, leurs bivouacs improvisés dans la neige, les rations insuffisantes, les gestes fous. Et, à l'approche du sommet, la solitude des cimes peuplée de rêves et de fantômes. F.D.

Philosophie

Philippe Grosos Du Malentendu

Le plus beau paradoxe du malentendu, c'est que, à l'expliquer, on n'évite presque jamais… les malentendus. Le concept est assurément «plus facile à nommer qu'à penser». D'abord, à quel domaine appartient le malentendu ? A celui du langage, de la connaissance, de l'herméneutique, où il serait simplement la mécompréhension (mais si on comprend de travers, il n'y a aucun malentendu, lequel n'apparaît que si le locuteur croit avoir été compris et le récepteur croit avoir compris, alors que ces deux croyances sont fausses). Peut-on le penser en termes de morale, et suivre «les deux plus importants penseurs du malentendu, à savoir Kierkegaard et Jankélévitch» ? Philosophe, professeur à l'université de Poitiers, Philippe Grosos aborde la question sous tous les angles, pour, du malentendu, penser la «facticité», mais plus encore, l'«ironique et paradoxale fécondité» : est-il «éthiquement supportable de parler d'une fécondité du malentendu» ? R.M.

Essai

Nicholas Carr Remplacer l'humain. Critique de l'automatisation de la société

Aux Etats-Unis, Nicholas Carr est considéré comme «l'un des penseurs critiques majeurs du numérique» : il souligne dans Remplacer l'humain tous les dangers réels et potentiels du développement incontrôlé et irrésistible de l'informatique et de la robotique, dont les effets touchent à peu près tous les domaines de l'activité humaine et l'homme lui-même, lequel, grâce aux drones domestiques, aux objets connectés, aux smartphones, GPS, voitures autonomes et autres, aurait une existence «plus facile». L'idée de l'essayiste - étayée par de nombreux exemples concrets - est tout autre : l'excessive automatisation de la société - acceptée parce qu'elle crée un «faux sentiment de liberté» - aurait à ses yeux pour conséquence non un accroissement des capacités cognitives ou pratiques de l'homme, mais la perte de son autonomie, la limitation de ses savoir-faire, l'annihilation de son pouvoir de décision. «Il est effectivement tentant de définir la technologie comme une force positive et autorégulatrice. Cette croyance nous sert à envisager l'avenir plus sereinement en écartant toute forme de responsabilité humaine. Elle conforte en particulier les intérêts de ceux qui se sont enrichis par le biais des systèmes automatisés mis en place pour économiser de la main-d'œuvre et gérer le maximum de profit.» R.M.

Histoire

Dolf Oehler Juin 1848. Le Spleen contre l'oubli

Publiée en 1996 chez Payot, cette étude ressort dans une édition augmentée d'un chapitre sur Marx. C'est depuis longtemps un classique où l'auteur, élève d'Adorno, envisage la fracture de 1848 qui débute avec la République et se termine sur les massacres de juin. Affrontement de la bourgeoisie et du peuple, bain de sang dont on connaît les vainqueurs, les journées de juin conduisent au refoulement des vaincus jusqu'à la Commune et bien après. «Péché originel de la bourgeoisie» pour Sartre, c'est pour Oehler l'«expérience traumatique» qui ouvre la modernité littéraire, qu'assument Baudelaire dans «Le Cygne» et Flaubert qui met «la férocité bourgeoise» au centre de l'Education sentimentale. Des approches d'une rare pénétration, dans le sillage de Walter Benjamin. J.-D.W.