Voici un roman âpre dont le héros, Asher, se traîne dans le froid new-yorkais de janvier, égrène ses échecs, n'est plus animé d'aucun désir, s'éteint («Ash» en anglais signifie «cendre») et pense : «J'ai oublié comment ça fait de ne pas être déprimé.» L'auteur, Alfred Hayes, est né britannique en 1911 et mort en Californie en 1985 après une carrière de scénariste à Hollywood. Ses histoires cruelles dégagent un charme fou, une nonchalance, un désenchantement crâne qui résonnent dès les premières lignes. Sa langue, remarquablement traduite par Agnès Desarthe, est élégante, argotique, sobre. C'en est fini de moi raconte le retour d'une lueur d'espérance dans l'esprit d'Asher, avant qu'il ne réalise avoir été manipulé par un garçon et une fille à la jeunesse arrogante. La construction et le rythme du roman s'apparentent à ceux d'une nouvelle ; ils nous ménagent deux chutes inattendues. Et pour couronner toutes ces qualités, les descriptions de New York sous la neige sont des perles.
Asher arrive de Californie et pense que New York, où il a grandi, dissipera sa crise d'angoisse. La dernière chose dont il avait besoin était de rencontrer Aurora, «une fille comme ça. Aussi jeune. Aussi belle» qui, avec la complicité de son petit ami, va lui faire tourner la tête et l'humilier. Le plus beau des romans de Hayes traduits jusqu'à présent, Une jolie fille comme ça (Gallimard, 2015), racontait les malheurs d'une actrice naïve dont un salaud et les studios hollywoodiens ne faisaient qu'une bouchée. Cette fois encore la fille est jolie, et dans ce livre, elle prend sa revanche. Elle vrille le cœur d'Asher déjà écrasé par le spleen. Il a gagné beaucoup d'argent en tant que scénariste mais il n'a plus de proches et sans doute plus de sexualité. Dans cette ville où il espère sauver sa peau, il lui reste une vieille tante. Elle lui demande d'aider un neveu qui se prétend écrivain, Michael.
Surannés. Michael aime Aurora, un prénom de strip-teaseuse remarque Asher. Il la rencontre dans un bar et la prend pour «un coup de chance». Aurora l'émoustille ; Michael, croit-il, est médiocre : un boulevard s'ouvre devant notre homme pour ravir Aurora à son neveu. Seulement la jeune femme est une «garce» et lui joue un tour. On retrouve chez Hayes un vocabulaire et une manière de séduire surannés. Le roman date de 1968 et Asher, né pendant la Grande Dépression, ne s'accorde pas avec les années 70. Asher est gris, impuissant et se ratatine à vue d'œil. C'est aussi l'âge d'or de Hollywood qu'enterre C'en est fini de moi. Quatre ans après sa publication paraissait la Planète de Monsieur Sammler de Saul Bellow, dont le héros est aussi un homme du monde d'hier accablé par l'hédonisme qu'il prête à New York.
Tapis. Michael est l'auteur d'une poésie érotique qui dégoûte Asher : «Je percevais qu'il voulait faire du sexe le seul bien inhérent à l'intérieur à ce monde hors de contrôle. Mais le sexe ne parvenait pas, malgré ses efforts, à remplir la mission qu'il lui assignait. Ces pénétrations qu'il décrivait, ces enchevêtrements de jambes se déroulaient comme autant d'attaques de banques. Toutes les alarmes se déclenchaient. Les voitures de police démarraient en trombe.» Comment Asher faisait-il l'amour ? Etait-ce si différent ? Hayes ne le précise pas, mais dans C'en est fini de moi, les générations se cognent et la nouvelle met l'ancienne au tapis. «C'est dur de vieillir ?» demande Aurora. «Pas facile facile», répond-il. On l'imagine alors baissant la tête. Le sado-masochisme est une constante chez Hayes. Asher veut revoir la ville de son enfance. Il paie Michael pour marcher à ses côtés dans Harlem. Hayes l'écrit joliment : «M'accompagner, moi. Du côté de chez mes souvenirs.» Asher erre avec le «triste cerveau» d'un poème des Fleurs du mal : «Un immense caveau / qui contient plus de morts que la fosse commune […] Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, / Où gît tout un foutoir de modes surannées.»