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Libération
Critique

Tchèque en blanc pour l’espace

Jaroslav Kalfar envoie en orbite un concitoyen fortement sponsorisé
publié le 20 octobre 2017 à 18h06

Sur son bras gauche est tatoué un grand cosmonaute avec son casque et sa combinaison de bibendum ; ce n'est pas banal. Le Tchèque Jaroslav Kalfar a fait réaliser ce tatouage pendant l'écriture de son premier roman, Un astronaute en Bohême. Devenir astronaute était un rêve d'enfant. Il a une carrure de nageur et répond à nos questions avec une aisance et une distance particulièrement américaines. En quinze ans de présence aux Etats-Unis, il en a intégré une certaine façon d'être. «Qu'est-ce que vous remarquez et appréciez en Floride lorsque vous arrivez de République tchèque ? - Les filles et le soleil.» C'est un peu court, mais peut-être vrai après tout. Jaroslav Kalfar, 29 ans, a émigré aux Etats-Unis lorsqu'il était adolescent pour y rejoindre sa mère, qui avait quitté leur pays natal en espérant augmenter son pouvoir d'achat à la fin des années 90. Jonathan Safran Foer est le parrain de son premier roman, fougueux, caustique comme peuvent l'être ceux de l'auteur de Me voici ou de Gary Shteyngart : le livre raconte l'envoi - inespéré pour un pays de 10 millions d'habitants - d'un cosmonaute tchèque vers Vénus en 2018. Cette prouesse loufoque qui fait bomber le torse à la République tchèque, est l'occasion pour l'auteur de dresser le portrait de son pays, assommé, ratatiné au fil des siècles et des ans par des soumissions successives à d'autres peuples. Et depuis la révolution de velours, ce n'est pas mieux, c'est le capitalisme qui le noie. Jakub, le héros cosmonaute, professeur d'astrophysique et spécialiste de la poussière, croule d'ailleurs sous les marques qui sponsorisent sa mission, tandis que son père, un communiste asservi au Parti, ne s'est pas remis de l'arrivée de la démocratie. Celle-ci organise même son procès.

Bière. Kalfar est dur avec les Tchèques, bien que l'humour fasse passer la pilule. Si Jakub une fois dans l'espace ne se précipite pas pour regagner la Terre, c'est qu'il a envie de se délester d'un passé qui ne serait qu'une série de ratages : «Nous avons résisté aux Austro-Hongrois quand ils ont essayé de brûler nos livres et interdire notre langue. Nous étions une superpuissance industrielle avant qu'Hitler nous réduise en esclavage. Nous avons survécu à Hitler seulement pour subir la dévastation économique et intellectuelle des Soviétiques. Et nous voilà vivants, souverains et riches», explique un sénateur à Jakub avant d'ajouter : «Nous sommes une nation de rois et de découvreurs, mais malgré tout l'enfant de l'autre côté de l'océan nous confond toujours avec la Tchétchénie, ou nous réduit à notre grande affinité pour la bière ou la pornographie.»

Egocentrisme. C'est Jonathan Safran Foer qui a conseillé à Jaroslav Kalfar de faire de son héros un Tchèque et de transformer l'histoire de son pays en matière romanesque. Kalfar n'envisage pas revivre en République tchèque et souhaite enseigner aux Etats-Unis. Des niches de tendresse éclairent le ton satirique dominant de son roman, d'autant plus belles que quand il est question d'amour, Kalfar ne plaisante plus. Jakub a accepté de partir huit mois en l'air en laissant derrière lui Lenka, son amoureuse. Les autorités, ne voyant pas revenir leur champion, demandent à la jeune femme quel homme était Jakub. Elle répond à peu près ceci : un inquiet dont elle acceptait l'égocentrisme. «Mais une fois qu'il est parti… Les gens deviennent des abstractions. Et les choses qui pèsent sur vous s'éclairent. Voilà pourquoi les gens ont si peur d'être éloignés les uns des autres, je pense. La vérité commence à s'infiltrer.» Autre question : «Considérez-vous Jakub comme un idéaliste ? - Mon Dieu, quelle question. Il conduit un vaisseau spatial vers nulle part. Comment définir autrement un homme qui se lance dans une telle chose ?»