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Libération
Critique

Allemagne, la fureur de survivre

D’analyses en témoignages, l’historien britannique Nicholas Stargardt ausculte la manière dont le peuple allemand a vécu la Seconde Guerre mondiale sous la férule du régime nazi.
Une foule allemande enthousiaste au passage des troupes sur la Pariser Platz, à Berlin, en juillet 1940. (Photo Ullstein Bild. Getty Images)
publié le 25 octobre 2017 à 17h56
(mis à jour le 25 octobre 2017 à 19h34)

Malgré l'avalanche de livres consacrés au IIIe Reich, les attitudes de la population allemande conservent une part de leur mystère. Ainsi, alors que les signes de la défaite devenaient de jour en jour plus patents, la Wehrmacht résista jusqu'en avril 1945 : le dernier carré de défenseurs lutta, jusqu'à la dernière cartouche, pour défendre Berlin - un défi à la logique que Nicholas Stargardt relève à son tour pour comprendre les comportements d'une société confrontée, entre 1939 et 1945, à une guerre dantesque. Pour ce faire, l'historien britannique se place de l'autre côté du Rhin. Il rappelle que si les démocraties s'alarmaient, non sans raison, des prétentions hégémoniques du Führer, la société allemande en 1939 estimait que la guerre qui pointait était avant tout défensive. Elle résultait, estimait-elle, des ambitions impérialistes de la Grande-Bretagne, mais également de l'injuste traité de Versailles qui avait été imposé au vaincu. L'ombre portée de la Grande Guerre ne cessa dès lors de peser. Les fils ne devaient plus renouveler les erreurs de leurs pères, ce qui leur imposait de combattre jusqu'au bout pour éviter une nouvelle défaite - un sentiment largement partagé, y compris par les individus qui ne vouaient pas un culte aveugle au nazisme. Pour maintenir ce consensus et éviter - autre souvenir de la Grande Guerre - l'effondrement de l'arrière, le régime, cela posé, se montra prudent. Il s'efforça de préserver les civils, en les ravitaillant décemment et en renonçant, en 1939, à les faire travailler le dimanche. De même, il s'abstint de déchaîner une violence aveugle contre ses concitoyens qu'il n'avait d'ailleurs pas les moyens d'imposer : en 1942, la Gestapo, à Cologne, ne disposait que de 69 officiers. A l'unisson, l'attaque contre l'Union soviétique surprit mais ne choqua pas. Bien des Allemands partageaient le désir de repousser les hordes bolcheviques. Du coup, le front de l'Est apparut comme une épreuve sinon salutaire, du moins nécessaire. Il fallait en finir une fois pour toutes avec les barbares.

Pieux silence. La guerre se présenta au départ sous des dehors avenants, en raison des victoires somme toute aisément emportées en Pologne puis en France, en raison également des opportunités matérielles qu'elle ouvrait. Dans les pays occupés, les soldats se livrèrent à une frénésie d'achats, facilitée par une surévaluation éhontée du reichsmark ; de même, les Allemands se ruèrent sans vergogne sur les appartements abandonnés par les familles juives persécutées - 30 000 lots furent acquis aux enchères à Hambourg entre 1941 et 1945 ; les rencontres amoureuses d'un jour ou de toujours, enfin, se multiplièrent, entre femmes allemandes et travailleurs ou prisonniers étrangers, entre soldats et natives des pays occupés.

De plus sombres réalités, pourtant, se tramaient, à commencer par la destruction programmée des Juifs d'Europe. Au rebours d'une légende propagée après 1945, la société allemande partagea ce terrifiant secret. Outre les milliers d'exécutants, directs ou indirects, de la Solution finale, la population dans son ensemble connaissait le sort terrible que Hitler réservait à ces «Untermenschen» («sous-hommes»). Pourtant, bien peu d'Allemands s'en émurent - à commencer par les Eglises qui conservèrent un pieux silence. En revanche, les bombardements qui, à partir de 1942, frappèrent le territoire du Reich, furent bien souvent assimilés à une vengeance juive qui, aussi cruelle qu'elle fût, n'était pas imméritée. L'ouragan de feu qui s'abattit alors fut violent, mais n'aboutit pas à dissocier les Allemands du régime. Au contraire, l'Etat et ses structures résistèrent, à la différence de l'Italie, au grand dam des dirigeants alliés qui tablaient sur l'effondrement intérieur du Reich. L'avalanche de bombes qui s'abattit sur l'Allemagne eut pour effet paradoxal de transformer les vaincus en victimes. Abandonnés par des dirigeants qui les avaient lâchement désertés en se suicidant, une majorité d'Allemands refusa, dès 1945, d'admettre la moindre responsabilité dans le désastre qui avait ensanglanté l'Europe tout entière. En août 1947, 55 % des sondés considéraient même que le nazisme avait été «une bonne idée mal exécutée».

Ressorts. Le livre de Nicholas Stargardt apporte donc du neuf sur une période que les historiens ont pourtant bien arpentée. Mais l'ouvrage frappe, surtout, par la qualité de sa composition. Car non content de proposer des analyses stimulantes, l'auteur s'attache à suivre pas à pas un petit groupe de témoins qui, dans leur correspondance ou leurs journaux intimes, dévoilent les ressorts, assurément complexes, qui les animent. En associant analyses rigoureuses et anecdotes significatives, Nicholas Stargardt serre au plus près la réalité vécue des Allemands durant les années sombres, en passant alternativement de l'infiniment grand à l'infiniment petit. Ce n'est pas le moindre mérite de cet ouvrage passionnant que de rendre particulièrement vivante la grande épreuve que traversèrent, avec fougue, résignation ou répugnance les millions d'Allemands que leur Führer avait entraînés dans sa folie meurtrière.