Bien qu'ils ne soient en aucun cas le sujet du livre, les Chinois sont à la manœuvre dans l'Ombre sur la lune, le deuxième roman d'Agnès Mathieu-Daudé. Qu'on en juge : si les Chinois n'avaient pas pris le contrôle des affaires d'Attilio (un des deux personnages principaux), mettant fin à «quinze années d'ordures détournées et de mozzarellas trafiquées», l'élégant maffioso n'aurait pas eu à quitter la Sicile pour l'Espagne. D'autre part, si Attilio n'avait pas été «le fils du plus puissant parrain de la région», il n'aurait pas enterré sa jeune épouse dans le sable, le jour de leurs noces - enterrée vivante. La Chine, certes, n'a rien à voir dans cet épisode perturbant placé au début de l'histoire, mais c'est bien parce qu'Attilio n'est pas n'importe qui que la Chinoise, alias la Giganta (presque deux mètres et «une grande tête carrée»), alias Soong May-ling, femme puissante entre toutes, lui confie une mission délicate : voler au Prado l'Enfant vert de Goya, tableau prêté par la France pour une exposition sur les chiens dans la peinture espagnole. Les petits chiens et l'art sont ce que la Chinoise apprécie le plus au monde.
Il existe un tableau de Goya intitulé le Chien (museau levé sur fond jaune), qui aurait pu séduire Soong May-ling, mais il a déjà fait fait l'objet d'un délicieux roman de Catherine Lépront, Disparition d'un chien (Seuil, 2008). Va pour l' Enfant vert, dont on ne trouve pas trace dans l'œuvre de Goya, qui a seulement peint l'Enfant bleu. Dans la mesure où cette toileest verte, on peut comprendre que l'auteur ait pris sur elle de rectifier. Agnès Mathieu-Daudé est conservateur du patrimoine quand elle n'est pas écrivain, aussi la visite du Prado en sa compagnie va-t-elle être agréable et instructive. Elle prête ses connaissances à Blanche, l'assistante déléguée par le directeur du musée prêteur pour convoyer le tableau. Dans un premier temps, nous découvrons Blanche à l'avant d'un camion, calée entre deux Serbes, l'occasion d'examiner la décoration de ce genre d'habitacle. D'ailleurs, non, ce n'est pas exact. La première fois que Blanche apparaît, elle est dans les tribunes d'un match de foot, au Stade de France, car elle entretient une curieuse relation avec le joueur Fernando Torres : elle est persuadée qu'ils se ressemblent. Pour le reste, il s'agit d'une blonde, célibataire, 36 ans, dont les voyages au service de la circulation des œuvres constituent l'essentiel de l'existence. Elle est «perfectionniste jusque dans son imaginaire», on verra qu'elle tient admirablement bien l'alcool, et n'a peur de rien. Attilio sera déconcerté par son intelligence. Il n'a pas l'habitude. Il la trouve inconsciente.
L'Ombre sur la lune est bien sûr un roman d'amour. Ce n'est pas là son seul charme. La mort et l'art font écho. On déménage en Andalousie dans la dernière partie, Attilio habitant, à Sanlucar de Barrameda, dans la maison d'un mécène de Goya. Chaleur, poussière, couleurs… Agnès Mathieu-Daudé est convaincante. Son précédent livre, Un marin chilien (2016), était un roman islandais.