Romans
Nathalie Azoulai Les Spectateurs
«Si les grandes puissances, selon le calcul froid de leurs intérêts, laissent détruire le petit Etat qui n'est pas le mien, ce crime, modeste à l'échelle du monde, m'enlèverait la force de vivre.» Raymond Aron écrit ceci dans De Gaulle, Israël et les juifs, en 1968, en réaction à la phrase célèbre prononcée dans une conférence de presse par de Gaulle en 1967, à propos de la guerre des Six Jours, qualifiant Israël de «peuple d'élite, sûr de lui et dominateur». Nathalie Azoulai, qui avait en toile de fond de son précédent roman placé Bérénice de Racine, tisse cette fois son livre avec l'intervention gaullienne qui revient régulièrement et la réponse d'Aron. Un garçon de 13 ans entend les mots de De Gaulle dans le salon familial. Ils ne tombent pas dans l'oreille d'un sourd. Il observe l'inquiétude de ses parents, remarque aussi les autres enfants de son âge, mieux portants que lui. Sa mère regarde à gogo des films hollywoodiens, les Ensorcelés et Gilda. Tous sont des spectateurs.V.B.-L.
Violaine Bérot Nue sous la lune
«Je ne me trouvais jamais assez aimante, assez douce, assez travailleuse, il était normal que tu sois déçu ou amer. J'aurais absolument voulu être à la hauteur de tes désirs.» Voyez-vous à quel genre d'homme la narratrice avait affaire avant de rompre ? Dans un monologue tenu, elle se souvient de cette relation amoureuse et infernale. Le roman entre dans l'économie de la maltraitance dont les étapes se succèdent : dénigrement, intimidation ; quelques coups aussi. Artistes tous les deux, l'homme et la femme vivent et travaillent de façon isolée, sans témoin. Les scènes les plus jolies et les plus cruelles se passent dans leur lit où, imbu de sa personne jusqu'au bout, il ignore son corps : «Pourquoi, même dans l'amour, n'éprouvais-tu pas le besoin de le regarder, de le caresser ? Pourquoi ne savais-tu rien faire de lui que le posséder soir après soir dans une banale monotonie ? Comment est-il possible qu'il t'ait si peu intéressé alors que moi je pourrais réciter par cœur le tien ?» V.B.-L.
Vincent Almendros Faire mouche
Un jeune homme arrive, accompagné de son amie Claire, dans son village natal où on ne l'a pas vu depuis longtemps, «Saint-Fourneau, un trou perdu. Y revenir m'avait toujours paru compliqué. Il faut dire que ma mère, elle, y vivait encore». Sa mère a essayé de l'empoisonner quand il était enfant, son père est décédé de manière pas catholique, les jours de son oncle sont comptés, et sa cousine se marie avec le père de son petit garçon. Une tragicomédie familiale, avec repas qui pèsent sur l'estomac, marécage de non-dits et remontée des sales souvenirs comme autant de mouches mortes ? Oui, mais pourquoi faire croire à la parentèle que Claire s'appelle Constance et qu'elle est enceinte ? Qui cache quoi ? Cl.D.
Récit
Marcel Cohen Détails
Au chapitre «Détails, gestes et paroles mémorables», on peut lire, parmi vingt-six trouvailles, celle-ci : «Aux Antilles, chez les pâtissiers, on a le choix, pour orner les gâteaux de mariage, entre des figurines représentant un couple blanc ou un couple noir. Ces figurines ne sont pas dissociables. Dans le cas d'un mariage mixte, les époux doivent se procurer des petits personnages séparés qu'on ne trouve pas chez tous les pâtissiers.» Intense, imaginative, ultra-précise et ne ressemblant à aucune autre, l'attention de Marcel Cohen se porte sur des énigmes artistiques, des sujets littéraires, historiques, aussi bien que sur des objets quotidiens. Par exemple, les problèmes qu'on se pose à l'hôpital, quand on est diversement branché : «Dix fois par jour, le malade rêve d'une canne télescopique qui permettrait de refermer la porte de sa chambre et de tirer à lui tablette et table de nuit.» Le livre est sous-titré «Faits», qui était aussi le titre d'une trilogie publiée par Marcel Cohen entre 2002 et 2010. Cl.D.
Polar
Eva Dolan Les chemins de la haine
Peterborough, ses immigrés de l'Est, son bar à putes de même provenance, ses quartiers déclassés où les Anglais de souche s'estiment encerclés. L'inspecteur Zigic (prononcez Ziguitch ) dirige la «section des crimes de haine», c'est dire si le racisme est à la fois meurtrier et banal. Il est aidé de la jeune Ferreira, sergent moins diplomate que lui. L'enquête de ce duo qu'on retrouvera avec plaisir dans les trois autres épisodes publiés, porte sur l'assassinat d'un supposé SDF estonien, brûlé vif dans un abri de jardin. Une deuxième équipe met au jour l'exploitation atroce de travailleurs immigrés, cependant qu'un pyromane sort de prison pour accumuler les indices sur la tête d'un suspect. C'est sans complaisance. Cl.D.
Revue
America
Grand entretien dans ce numéro avec Paul Auster (lire aussi page 47). Quel est son état d'esprit au sujet de Trump, qu'il appelle «N°45» pour ne pas avoir à prononcer le nom abhorré ? «L'inquiétude. Pour être franc, je ne me suis jamais senti dans un tel état. Il y a cinquante ans, à l'apogée de la guerre du Vietnam, j'étais très inquiet mais je conservais une forme d'optimisme, comme tout le monde, en pensant que nous - les jeunes, les étudiants, et tous ceux qui s'opposaient à la guerre - étions capables d'y mettre un terme. Ce ne fut pas le cas, certes, mais je vivais avec l'espoir que les choses pouvaient finir par s'améliorer. Aujourd'hui, ce n'est pas du tout mon sentiment.» Tom Wolfe, Gay Talese, Ryan Gattis, Laura Kasischke et Douglas Kennedy sont également au sommaire. Ainsi que Stephen King pour un long article sur le désastre des «armes de destruction massive portatives et efficaces» à la portée de tout le monde. Cl.D.
Philosophie
Peter Szendy Le supermarché du visible. Essai d'iconomie
Après avoir, dans Tubes, arpenté les allées du «supermarché de l'audible», Peter Szendy, philosophe et musicologue, visite, cette fois, «le marché et la marchandisation de la visibilité», pour élaborer une «iconomie», qui évaluerait «les enjeux de la circulation et de la valeur économique des images». Qu'on ne l'imagine pas cependant traînant dans un centre commercial (quoique…) : il s'agit ici d'un supermarché esthétique, rendant «visible», c'est le cas de le dire, le fait que la sensation et la perception sensible «sont bien un marché où se produisent des échanges», où «des images et des sons circulent, ainsi que des écoutes, des regards et des points de vue». Nos organes des sens, en effet, ne sont jamais des «organes immédiats», selon les mots de Marx, mais des «organes sociaux», constituant «un sensorium partagé et divisé : une partition ou un partage du sensible». En suivant quelques séquences plus ou moins célèbres de Jean-Luc Godard, Alfred Hitchcock, Robert Bresson, Brian De Palma ou Michelangelo Antonioni, Peter Szendy focalise son étude sur le «façonnage cinématographique de la vue et la visibilité». Comme un leitmotiv, revient en maintes pages cette phrase énigmatique de Gilles Deleuze : «L'argent est l'envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l'endroit». R.M.
Emin Boztepe (avec Emmanuel Renault) Philosophie des arts martiaux modernes
Pratiquant, instructeur et propagateur international du wing chun, Emin Boztepe, interroge ici, avec le philosophe Emmanuel Renault, les questions philosophiques que posent les arts martiaux orientaux. Il ne s'agit pas, cependant, à leurs yeux, de livrer, à partir de ces arts, des réflexions générales sur la vérité, le sens de la vie, la sagesse ou l'harmonie du monde. Mais d'élaborer une réflexion sur les problèmes spécifiques auxquels «on se trouve confronté dès qu'on souhaite rendre compte de ce qui distingue les arts martiaux d'autres pratiques orientées vers le combat et d'autres techniques du corps», ou quand on veut «décrire ce qui est en jeu dans la pratique et l'enseignement d'un art martial», en l'occurrence le wing chun, dont la particularité est d'avoir été créé à la fin du XVIIe par une femme, la nonne bouddhiste Ng Mui. On trouvera donc dans cet ouvrage d'originales remarques sur la pensée orientale, certes, mais surtout sur le réflexe et l'habitude, la sensation et l'émotion, l'intention et la décision, l'action, la réaction et la non-action, le travail, les beaux-arts et l'art. «Alors que le yoga ou le chi gong sont des arts autocentrés dans lesquels il s'agit fondamentalement de se trans former par la découverte de soi, les arts martiaux visent à se transformer soi-même pour transformer des interactions avec l'environnement (en situation d'agression ou de violence).» R.M.