Adolescent, le Finlandais Kjell Westö se détournait de l'histoire de son pays pour ne pas en être écrasé comme elle avait «écrasé» sa famille. L'écrivain naît en 1961 et grandit pendant la guerre froide. Ses grands-pères étaient morts sous les balles des Russes pendant la guerre d'Hiver en 1939 ; ses grands-mères furent veuves très tôt, et ses parents, élevés sans père : «C'était un chagrin et un fardeau.» La Finlande a dû souvent se battre pour son indépendance ; Kjell Westö peut-être aussi. Néanmoins, Nos souvenirs sont des fragments de rêves, comme ses précédents romans, est enveloppé par l'histoire finlandaise. Le pays, dont la Russie est voisine, est européen depuis 1995. Nous avons rencontré Kjell Westö en janvier, mois de la réélection du président conservateur Sauli Niinistö.
Nos souvenirs sont des fragments de rêves est une saga familiale. Son héros et narrateur tombe amoureux, à l'entrée dans l'adolescence, de la fille altière d'une dynastie de riches entrepreneurs. Stella a un frère, Alex, et c'est d'abord avec lui que se lie le garçon, issu d'une famille modeste. Le manque d'argent et d'amour, l'amitié amoureuse, la transformation des sentiments sur des décennies, tels sont les thèmes d'un livre qui commence dans les années 60 et s'achève aujourd'hui. On y voyage, à Berlin entre autres, et la volonté de connaître le reste du monde est très sensible dans la biographie de Westö : «Vous savez, la Finlande est un bon pays, mais un pays tellement petit que si l'on ne s'intéresse pas à ce qui se passe en France, en Angleterre ou sur le continent américain, on s'isole. J'ai écrit des essais politiques et sociologiques sur la Finlande mais aussi sur le reste de l'Europe.» Kjell Westö était journaliste jusqu'en 1999, et il a commencé à voyager très jeune. Récemment, il est allé plusieurs fois en Amérique latine.
Sa langue maternelle est le suédois : «J'appartiens à la minorité suédophone, qui compte environ 300 000 personnes aujourd'hui [sur un total de 5,5 millions d'habitants, ndlr] et qui existe en Finlande depuis le XIIe siècle. J'écris en suédois, mon registre y est plus large qu'en finnois.» Kjell Westö a lu Stendhal, Flaubert, Maupassant, les auteurs russes. Il aime les Tchèques Milan Kundera et Ivan Klima ; son style est classique : «Lorsque j'ai commencé à écrire, dans les années 90, la Finlande suivait la vogue du postmodernisme et de la déconstruction. Il fallait absolument écrire de façon expérimentale, sans quoi vous apparteniez à la vieille école des raconteurs d'histoires : c'est ce qui m'est arrivé, j'ai été taxé d'écrivain vieille école car je cherche avant tout à raconter une histoire, à emmener le lecteur dans mon univers. J'avais lu Robbe-Grillet, Bataille, Althusser, Barthes - mon préféré -, mais j'ai toujours écrit de façon classique. Après ma lecture d'Etrangers à nous-mêmes, de Julia Kristeva, je me suis essayé à une écriture plus intellectuelle, pour me défendre et prouver que je savais faire autrement, mais ça n'allait pas. Il faut faire ce pour quoi on est doué.»
Pourquoi cet homme issu d'une famille socialement «proche de celle de son narrateur» écrit-il des sagas familiales ? «Cela me tombe dessus. Je traverse toujours au début une phase d'inhibition. Je n'écris pas de synopsis, mais je couche sur de grandes feuilles de papier des ébauches de scènes. Je pose les feuilles à terre dans mon bureau et, petit à petit, les personnages viennent.»
La peur de la page blanche ronge le héros de Nos souvenirs sont des fragments de rêves. Il est écrivain et court après une énergie qui lui fait défaut depuis l'écriture de son best-seller. Il n'a ni nom ni prénom. Nous ne pourrions le qualifier de sympathique ou d'antipathique : Kjell Westö souhaitait qu'il inspire cette incertitude. Peut-être même ment-il à plusieurs reprises, et ainsi s'explique le titre du roman. Lorsque nous demandons à Westö si cette fiction compte des traits spécifiquement finlandais, il répond : «Finlandais non, mais nordiques oui : le fait d'habiter le plus possible à la campagne, par exemple.» Ajoutons l'omniprésence des îles, un décor qui accentue la solitude éprouvée. Mais celle-ci est universelle, comme l'est cette remarque du héros : «C'est une chance, une grande chance que de trouver l'âme sœur au cours de l'adolescence. Stella et moi avons eu cette chance. En plus, nous avons osé lâcher prise, nous avons osé nous laisser tomber. Il est sans doute plus simple d'oser quand on ignore tout de la douceur de l'amour, et d'ailleurs de sa douleur.»