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Libération
Critique

Au cœur de l’interdit

Un couple adultère en pleine révolution culturelle chinoise par Yan Lianke
par Seikô Itô
publié le 16 mars 2018 à 17h17

Dur comme l’eau, que l’on peut considérer comme le premier vrai long roman que Yan Lianke ait écrit, est enfin sorti au Japon l’année dernière. En traduction japonaise, je veux dire. Il aura fallu attendre dix-huit ans. A chaque nouvelle parution d’un de ses livres dans ma langue, la question me tarabustait : comment avait-il commencé ? Pour moi qui partage avec lui ce métier d’écrivain, cette question était cruciale. Car, je ne vous apprends rien, c’est souvent là que tout se décide.

Eh bien, tous les traits de l'écriture de Yan Lianke, le cynisme politique débordant, l'humour paysan solidement enraciné, l'érotisme débridé, la violence de ses romans suivants, Servir le peuple, Bons Baisers de Lénine, ou les Chroniques de Zhalie, sont déjà dans Dur comme l'eau.

Alors que la Révolution culturelle ravage le pays, Gao Aijun quitte l’armée et rentre dans son village. Là, il tombe éperdument amoureux d’une femme mariée, Xia Hongmei. Cela ne l’empêche pas de vouloir se consacrer au succès de la Révolution et à la mise à bas de la mentalité ancienne. Bref, il a quelques ambitions. Xia Hongmei est d’ailleurs sur la même longueur d’onde. Tous deux se lancent à corps perdus dans l’action. Mais au cœur de la dévotion à la Cause, le désir sexuel montre le bout de son nez. En fait, nous sommes déjà loin de là… Xia Hongmei prend les devants et provoque Gao avec insistance, se montrant nue pour le décider. C’est Gao qui fait face à des difficultés : dysfonctionnements sexuels, gêneurs. L’établissement de relations de franche camaraderie prend un certain temps. A partir de là, on s’attendrait à un développement autour de la domination masculine, c’est une subtile réflexion politique qui vient.

Dans une scène typique de Yan Lianke, au moment où les sens sont en feu et l’érotisme atteint son acmé, un haut-parleur envoie une giclée de chant révolutionnaire. On perçoit l’ironie, bien entendu, mais aussi le signe que l’on n’échappe pas à l’emprise du Parti communiste chinois. Les longues, belles et délirantes descriptions de l’amour charnel entre deux protagonistes empêtrés dans la politique sont le mécanisme mis en place par l’auteur pour nous faire comprendre que ces deux-là vivent au cœur de l’interdit. La profusion des sons, des températures et des goûts crée un univers d’une sensualité dont nous savons qu’elle deviendra caractéristique de l’écriture de Yan Lianke, au point de confiner au fantastique. Caractère d’ailleurs constitutif de la poésie chinoise. C’est bien simple, ce roman est bourré de «poésie». Une poésie qui procède de l’effet visuel intrinsèque de l’écriture idéogrammatique, laquelle induit tout phénomène à paraître signe, certes, mais dont l’auteur tire une théâtralité qui ne doit à personne qu’à lui-même.

J’écris moi-même de l’intérieur de ce monde culturel de l’écriture idéogrammatique, je perçois son emprise, et si je veux pratiquer une écriture qui ne porte pas d’emblée sa marque, je fais face à de rudes difficultés.

Traduit du japonais par Patrick Honnoré