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Libération
Critique

Neige indienne

Dans un monde incertain, Friederike Kretzen superpose deux voyages, dont les protagonistes reviendront l’âme plus ronde
par Eleonore Frey
publié le 16 mars 2018 à 17h17

Par son apparence déjà - couverture bleue parsemée aléatoirement de points verts -, le livre de Friederike Kretzen l'Ecole de la route vers l'Inde indique l'ordre dans lequel les événements vont se dérouler : celui d'une tempête de neige. Lieux, temps et personnages se dispersent pour se rassembler dans de nouvelles constellations.

Au départ de Cassel, la route vers l'Inde fait un crochet par Paris. A l'enfance de la narratrice, Véronique, dans l'Allemagne d'après-guerre, vient se superposer le temps insouciant des études à l'époque où les hippies partaient à la conquête du monde. Les étudiants explorent l'Inde et ce premier voyage se dessine en filigrane derrière le voyage entrepris au présent par les adultes bien établis qu'ils sont devenus, smart casual, accueillis à l'ambassade suisse de New Delhi. L'Inde elle-même a de multiples couches. Une double caméra accompagne le présent du voyage, mais celui qui filme n'aspire pas vraiment à une narration linéaire. Place est faite à l'imprévisible qui s'oppose sans cesse aux attentes des voyageurs.

Le lecteur est saisi, puis, entraîné violemment dans un tourbillon, il échoue sur le rivage et reprend à neuf ses esprits.

Un espace inattendu se fraie dans cette intrigue où agissent côte à côte malades, mourants, frivoles ou zélés et, encore et toujours, des enfants, de manière si diverse, si terrible, si belle et effroyable à la fois qu’ils semblent sortis tout droit d’un conte de fées. Il ne faut pas chercher à garder une distance critique avec ce livre. Aussi longtemps que dure la lecture, ouvert à tout, on y est englouti. Y flotte ou s’y noie. Sans cesse surpris.

Danses cosaques. Pour qui veut cependant se repérer dans le monde de Friederike Kretzen, l'effort est de rigueur, l'exercice. Violemment projeté au monde par la mère, montagne en colère, l'enfant s'exerce très tôt à traduire en mots la langue qu'il entend, qu'il sent. Est-ce afin de saisir à deux mains un monde qui le menace ? Les danses cosaques des jeunes adultes ébranlent le sol ferme sous leurs semelles, plus tard, c'est le théâtre qui les élèvera, dans l'imaginaire, trois pieds au-dessus, et par le voyage ils le laisseront derrière eux. Ils cheminent, en bonds et chutes déroutantes, pénètrent un pays qui transcende la vie, la consume. Sous le regard fou d'esprits ancestraux à tête d'animal, yeux dans les yeux avec les mendiants, glissant, dans le flux dense des véhicules, d'une frayeur mortelle à l'autre, ils élaborent leur théâtre du monde. Au-delà du bien et du mal, dans un espace sans commencement, sans fin, rongés d'une nostalgie dont ils ne connaissent pas l'objet.

Gardienne des fées. Dans cette neige des mots, toutes les époques sont brouillées. Le monde est aussi incertain que la réalité ; rempli à ras bord d'un matériau qui, imprégné qu'il est d'expériences en devenir, doit encore être transformé. Les rêves, seuls, sont sûrs - en eux l'obscurité s'ouvre aux voyageurs : un pays vide enveloppé dans la grande bourrasque de neige du néant, dans le tourbillon des étoiles ou des pétales de fleurs que le rêve, en plein hiver, disperse dans l'air. Il est question d'une douleur qui, la première, éclaire plus justement le monde des voyageurs : d'une lumière noire soufflant un nuage blanc sur le pré des cerisiers. Helmudo joue Ariel, Natascha, la gardienne des fées, Alexander filme, Véronique raconte, Abdul, Kamal, quel que soit leur nom : tous émergent du nirvana des survivants, non seulement ils ont découvert l'Inde, ils y ont avant tout trouvé la chance d'en apprendre beaucoup sur eux-mêmes.

Quelque chose a eu lieu qui a rendu leur âme plus ronde. Vivre signifie perdre du temps, ont-ils appris. Perdre du temps et trouver ainsi un temps où se perdre, dans leur vie d'autrefois, dans leur histoire, dans leur jeunesse. Avant de se retrouver, changés, ayant bifurqué, revenus plein d'amour du vaste monde au plus petit des cafés, dans la rue Bismarck. Et de ce tout petit café ils se propulsent à nouveau dans un monde où les léopards des neiges, qui avec leurs mille taches louvoient, sont aussi à leur aise que les rêves multicolores et les eaux grises de l'Inde qui, tachées, couvertes de bulles et de voiles arc-en-ciel, jamais ne s'écoulent.

Traduit de l’allemand (Suisse) par Camille Luscher